Au lendemain du décès d’Henri Nallet, membre du comité d’honneur de notre association et ancien président de la Fondation Jean Jaurès, Ghislaine Toutain, secrétaire de l’Institut Pierre Mauroy, rend hommage à l’ensemble de son action à la fois comme responsable associatif mais surtout comme homme politique de premier plan. Plusieurs fois ministre – de l’Agriculture puis de la Justice – pendant les deux septennats de François Mitterrand, Henri Nallet a en effet occupé également de nombreux mandats locaux – maire, conseiller départemental, député – dans son département de l’Yonne ainsi que des responsabilités importantes au sein des Partis socialistes français et européen pendant près de trente ans.
Vous trouverez également ci-dessous, l’intervention prononcée par Henri Nallet, le 20 octobre 2022, lors du colloque organisé par l’Institut Pierre Mauroy et intitulé « Pierre Mauroy et le renouveau de la gauche » dans laquelle il évoque sa première rencontre avec Pierre Mauroy au milieu des années 1960 et explique comment, selon lui, l’action conduite par Pierre Mauroy dans sa jeunesse a largement contribué à le préparer à son rôle de futur Premier ministre.
Hommage à Henri Nallet
C’est avec une très grande tristesse que nous avons appris le 29 mai dernier le décès d’Henri Nallet, membre du Comité d’honneur de notre Institut, à quatre-vingt-cinq ans. Le conseil d’administration de l’Institut présente ses plus sincères et plus chaleureuses condoléances à Thérèse, son épouse, à son fils, à ses petits-enfants ainsi qu’à ses proches.
Ce décès nous touche particulièrement car, comme il l’écrit dans le texte publié ci-dessous[1], Henri Nallet avait une relation très ancienne – et qui durera toute sa vie durant – avec Pierre Mauroy « que peu de gens connaissent… puisqu’elle remonte à la deuxième partie des années 1960, 1964-1965 », alors qu’il était secrétaire général de la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC) et que Pierre Mauroy présidait le Conseil français des mouvements de jeunesse. Cette relation forte explique l’adhésion d’Henri à l’IPM dès sa création au lendemain de la disparition de Pierre Mauroy et sa participation active aux colloques organisés chaque année, souvent dans les locaux de la Fondation Jean Jaurès, les présidents ou y intervenant régulièrement sur les sujets qui les rapprochaient comme l’action associative, l’Europe, le parti socialiste et le renouveau de la gauche.
Cette relation explique aussi qu’il ait succédé à Pierre Mauroy à la présidence de la Fondation Jean-Jaurès en 2013 – dont il sera le président d’honneur en 2022 – poursuivant l’action conduite par l’ancien Premier ministre sur le plan international et européen, pour les droits des femmes et pour conduire une réflexion approfondie sur l’avenir de la social-démocratie française, aujourd’hui en grande difficulté, ce que poursuit l’actuel président, Jean-Marc Ayrault.
Nous n’oublions pas, bien sûr, qu’Henri Nallet a été un homme d’État de grande envergure. Son intérêt pour le monde agricole le conduira, après une carrière de chercheur à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), en 1985, au poste de ministre de l’Agriculture de François Mitterrand, poste qu’il conservera sous les gouvernements de Michel Rocard. Il présidera aussi le Conseil mondial de l’alimentation à l’ONU (1986) et le conseil des ministres de l’Agriculture de la Communauté européenne (1989). Puis il sera garde des Sceaux, ministre de la Justice de 1990 à 1992.
Sur le plan local aussi, son action est remarquable. Député de l’Yonne de 1986 à 1988 et de 1997 à 1999, conseiller général de l’Yonne de 1988 à 2001, il est maire de Tonnerre de 1989 à 1998. Secrétaire international du Parti socialiste de 1997 à 2003, il a été vice-président du Parti des socialistes européens (de 1997 à 2003). Il a aussi présidé le Haut Conseil de la coopération agricole de 2015 à 2020, l’association Droits d’urgence de janvier 2021 à janvier 2023 et était membre de l’Académie d’agriculture depuis 2013.
De nombreux hommages lui sont rendus, relevant son engagement pour la justice et les droits humains, son sens du service public et de l’État, son attachement indéfectible au monde agricole, sa force de caractère et sa passion, qui rejoint celle de Pierre Mauroy, pour « le renouveau de la gauche ».
Ghislaine Toutain
Secrétaire de l’Institut Pierre Mauroy
[1] Intervention d’Henri Nallet intitulée « Comment l’action conduite dans sa jeunesse a préparé Pierre Mauroy à son rôle de Premier ministre », lors du colloque de l’IPM du 20 octobre 2022 ayant pour titre « Pierre Mauroy et le renouveau de la gauche ».
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Intervention d’Henri Nallet lors du colloque « Pierre Mauroy et le renouveau de la gauche » du 20 octobre 2022
Comment l’action conduite dans sa jeunesse a préparé Pierre Mauroy à son rôle de Premier ministre
Merci de ces quelques mots d’introduction.
Je voudrais d’abord vous saluer, vous souhaiter la bienvenue à la Fondation Jean-Jaurès qui est en quelque sorte doublement concernée aujourd’hui d’abord par le sujet abordé dans ce colloque et ensuite parce qu’elle reçoit des personnes qui vont parler de celui qui a créé la Fondation Jean-Jaurès. Nous sommes ici, dans cette salle de réunion, grâce à Pierre Mauroy. C’est lui qui a voulu que la Fondation retrouve les vieux locaux de la SFIO et leur redonne vie.
Le gauchisme radical dans les mouvements chrétiens
Je voudrais simplement, à cette occasion, témoigner de ma rencontre avec Pierre Mauroy et de ce qu’elle a été pour moi. Je sais qu’on se demande quelquefois pourquoi Pierre Mauroy a voulu que je lui succède, moi, Henri Nallet.
En fait j’étais entré à la Fondation Jean-Jaurès, si je puis dire, dans le « contingent » de Lionel Jospin, dont j’étais proche. Mais j’avais une relation bien plus ancienne avec Pierre Mauroy que peu de gens connaissaient. C’est cette relation, cette histoire en commun que je veux évoquer parce qu’elle explique la suite.
Elle remonte à la deuxième partie des années 1960, 1964-1965. J’étais alors secrétaire général de la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC). C’était un mouvement d’action catholique spécialisée, déjà assez à gauche, voire à l’extrême gauche, à ce moment-là. Pierre Mauroy, lui, était le président du Conseil français des mouvements de jeunesse. Je me permets d’insister sur ce point parce que dans vos écrits sur Pierre Mauroy, que j’ai lus, vous ne citez jamais le Conseil français des mouvements de jeunesse. Or, de mon point de vue, cette responsabilité exercée dans ce Conseil par Pierre a été fondamentale. Il y a joué un rôle très important, reconnu, respecté et il avait une forme d’autorité sur tous ces mouvements.
Nous avons appris à travailler avec lui parce que c’était facile, parce qu’il était accueillant, parce qu’il était cultivé, parce qu’il savait beaucoup de choses. Il nous apportait du calme, une mise en perspective qui nous faisait défaut parce que nous étions des jeunes gens non pas la tête brûlée mais enfin… En effet, à l’époque, beaucoup de ces jeunes chrétiens, formés par ces mouvements auxquels je fais référence, allaient chercher leur inspiration non pas chez des prêtres français mais chez des théologiens gauchistes d’Amérique latine. Je pense, par exemple à Frei Betto qui justifiait son engagement à l’ultra gauche par le chapitre 25 de Saint Mathieu. Il dit : « j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’étais étranger et vous m’avez accueilli, j’étais en prison et vous êtes venus me voir » A la fin des années 60 on retrouvait une forme de « gauchisme » dans tous les mouvements chrétiens.
Je vous cite encore un autre théologien parce qu’il était très connu, très respecté par les jeunes de notre génération, le pasteur Georges Casalis qui fut résistant en 1945 et qui écrivait : « les slogans de mai contiennent une multitude de rappels et d’échos de l’Évangile ». Cela justifiait notre engagement !
L’emballement de la jeunesse
En France, ces positions conduisent à des crises. En Amérique latine cela donne ce que l’on a appelé la « théologie de la libération ». Ainsi, la JEC est influencée par un théologien, Gustavo Gutiérrez, qui prône, lui, « l’option préférentielle pour les pauvres ». Cela ne pousse pas à adhérer à la SFIO ! Cela infuse plutôt du marxisme et de la lutte des classes dans l’Église, ce qui est évidemment inacceptable par les évêques. Nous sommes mis à la porte avec perte et fracas parce que dans l’Église catholique il n’est pas nécessaire de faire des congrès pour trancher ce type de conflit. Il suffit de prendre une décision en haut et elle descend.
Je suis donc éjecté de toutes les responsabilités que j’exerçais, ce qui me permet d’ailleurs de devenir, je le signale pour sourire avec vous, rédacteur permanent de l’hebdomadaire Réforme. Je suis libre, je deviens journaliste politique.
Au fond, j’ai assisté, en 1964-1965, à l’explosion de ces vieilles structures et au mélange idéologique qui va marquer la prochaine période. Je voudrais juste en donner un petit écho – pour vous faire encore sourire – de ce qu’a été le bouillonnement des années 1964-1981. Ainsi, avec, notamment, les étudiants protestants et les « Italiens » (anti-staliniens) de l’Union des Étudiants Communistes (UEC), les exclus de la JEC, dont j’étais, créent le Centre de recherche et d’intervention révolutionnaire (CRIR). Nous n’avons pas fait la révolution mais le fait d’appeler ainsi ce Centre était symbolique.
On se lance aussi dans la presse de masse. Nous avons créé, avec la Bonne Presse et le Mouvement rural de la jeunesse chrétienne (MRJC), le journal Rallye Jeunesse, auquel j’avais beaucoup participé, tiré à plus de soixante-dix mille exemplaires et qui présentait tous les thèmes « révolutionnaires » évoqués au nom de la justice sociale.
Il y a eu ensuite ce que j’appelle une forme d’emballement des mouvements de jeunesse, c’est-à-dire un rapprochement entre l’UEC, très importante, parce que ses membres étaient ouverts, intelligents et cultivés, la revue Le Semeur, parce qu’il est animé par des jeunes protestants qui, eux non plus, n’avaient pas froid aux yeux et la JEC. Une revue formidable de l’époque qui s’appelait Actuel alimentait tout l’ensemble. Toute cette jeunesse s’agite dans les années 60-65-66-67, juste avant 68. Je donne quelques noms qui vous parlent, du moins à certains d’entre vous : Pierre Kahn, qui est mort il y a peu de temps, Antoine Griset, Michel Antoine Burnier, Frédéric Bon. Je cite encore Jean Baubérot, Jean-Luc Nancy, le philosophe, Jean-François Hérouard et bien d’autres…
C’est un moment très riche, que j’évoque devant vous parce qu’on écrit, on publie, on fait sortir plusieurs revues. Je pense en particulier au Semeur, à Actuel, mais aussi à Témoignage chrétien, Esprit, Frères du monde. On fait aussi de la politique au PSU, avec Michel Rocard. C’est très simple, on est chez nous, on parle fort et nous sommes certains de l’emporter sans tarder…
L’engagement international et européen de Pierre Mauroy
Alors Pierre Mauroy là-dedans ? J’ai déjà dit qu’on n’insiste pas assez sur la responsabilité qui a été celle de Pierre Mauroy à la tête du Conseil français des mouvements de jeunesse. Or, cela a été extrêmement important.
Il représentait un mouvement que vous connaissez tous, Léo Lagrange, et il retrouvait les mouvements laïcs, les guides et les scouts qui étaient à ce moment-là assez ouverts, et les boutefeus des mouvements étudiants. Je donne quelques noms : Marie-Thérèse Chéroutre qui était la patronne des Guides et qui était une agrégée d’histoire ouverte, Aline Coutreau et René Rémond qui étaient professeurs à Sciences Po. De plus, René Rémond avait été secrétaire général de la JEC au lendemain de la Libération et était pour nous une référence.
Tout ce petit monde travaillait ensemble, échangeait. Pierre Mauroy était au milieu de ces intellectuels et de ces militants, je peux en témoigner, très à l’aise, parlant avec les uns et les autres qu’il respectait et qui le respectaient.
J’ai évoqué sa bonhomie, sa gentillesse, mais je crois que cela allait beaucoup plus loin. C’était un fédérateur. C’est de cela dont je voudrais témoigner devant vous. Cela tient à sa culture politique dans laquelle s’y mêlait de la philosophie et à son estime de l’autre, où des chrétiens exigeants se retrouvaient très facilement. Avec lui on était chez nous, il n’y avait pas de trouble. Et je veux en témoigner, en affirmant – parce que je suis un des rares qui peut le faire – que c’est Pierre Mauroy qui a entraîné le MRJC de la Bretagne au PS. Et je sais comment cela s’est fait, et quelques-uns le savent aussi et ça a été bien utile pour les événements de 1981…
Et puis, il y a une dimension de l’engagement politique de Pierre Mauroy que l’on ne souligne pas assez, c’est son internationalisme. Il était vraiment internationaliste dans toute cette génération qui a eu les plus grandes responsabilités. Il est, à mon sens, le plus international de tous. Il se passionne pour la construction européenne. Cet engagement international n’était pas un petit quelque chose de plus, c’était une vraie dimension de sa philosophie politique.
Au fond, ce que je voulais vous dire, c’est que dans cette partie de la jeunesse de Pierre Mauroy, avant qu’il ne prenne les grandes responsabilités au PS, puis à la tête du gouvernement, il y avait déjà la préparation de son rôle de Premier ministre. Parce que toute sa vie, il a rassemblé. Je crois qu’il a rejeté toutes les formes d’exclusions.
Il était ouvert, il était accueillant, il pouvait parler avec les autres. Cela lui a permis de favoriser grandement la victoire de 1981. En effet, beaucoup d’entre nous sont allés appuyer les manifestations et les élections de 1981 par l’intermédiaire des mouvements de jeunesse. Certains d’entre nous l’ont fait aussi par le PSU, mais certainement pas par la SFIO.
Un dernier point pour conclure. Il a tenu une ligne européenne à l’intérieur du PS qui l’a toujours distingué des autres. J’ai été le responsable Europe du Parti socialiste. Le seul alors qui soutenait constamment, dans les réunions du bureau national, les positions européennes, c’était Pierre Mauroy. Je veux lui rendre hommage à un moment où malheureusement nos successeurs sont en train de fermer la porte. Merci.
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