Jean-Michel Stievenard


« Parler et écrire au nom du Premier ministre »

Jean-Michel Stievenard

Dans l’antichambre du Premier ministre, sous un tableau de Robert Delaunay (à moins qu’il ne s’agisse de Sonia), Richard Gradel doit me présenter officiellement au Premier ministre qui devrait m’accepter à ses côtés. Une formalité ? La semaine précédente, j’ai croisé Pierre, encore maire de Lille à l’inauguration de la Foire internationale de sa ville. Je lui ai rappelé qu’il m’avait proposé un rendez-vous, il a acquiescé avec bonhomie. S’en souvient-il vraiment et sait-il vraiment de quoi il s’agit ? De m’accepter dans cette ruche du pouvoir ou déjà tant d’amis Raymond Vaillant, Michel Delebarre, Brigitte et Pierre-Alain Douay sont présents ? Et aussi même un peu plus loin, mon collègue Gabriel Gosselin affecté au SID, le service d’information rattaché à Matignon.

Depuis le 10 mai et plutôt le 21 mai, je ne cessais d’y penser. Continuer là ce que j’avais rêvé de faire ici, créer un monde nouveau, changer la vie… À force d’être militant, d’avoir animé tant de débats militants pendant la longue campagne présidentielle, on finit par s’y croire indispensable. Et on ne peut se résigner de devenir demi-solde si vite. Je me souviens de l’avoir dit sous forme de boutade. Même si on me propose un poste de chauffeur, je l’accepterais. Peu de chances au demeurant, je conduis mal et je ne connais pas les rues de Paris.

C’est Richard Gradel qui a été le plus réceptif à mon désir. Nous nous connaissons depuis longtemps, depuis la corpo de la faculté des lettres de Lille où il a été mon président. Plus tard cohabitant dans une même maison un peu insalubre du vieux-Lille pas encore réhabilité, nous y avons fondé l’association des étudiants démocrates socialistes (sic) et animé le groupe lillois de la Convention des Institutions Républicaines. Nos chemins se sont séparés, mais nous nous sommes revus régulièrement à chacun de ses passages en France et je suis allé plusieurs fois chez lui en Tunisie. Après le 21 mai, très vite Pierre Mauroy lui a confié les relations avec le Parlement, une fonction chahutée avec cette chambre rose turbulente dans laquelle Pierre ne comptait pas que des amis et ce groupe socialiste présidé par l’intransigeant Pierre Joxe. Richard Gradel n’a eu d’autre choix de me prendre dans son équipe et de négocier ce recrutement de renforcement auprès de Martine Buron et de Marie Ange Théobald. Le métier ? Avec beaucoup de candeur, je me dis que ce ne doit pas être beaucoup plus difficile qu’une section socialiste et que des réunions de quartier dans la ville où je suis élu à Villeneuve-d’Ascq.

Dans l’antichambre, je suis dans un état second, j’ai salué Marie-Jo Pontillon, au secrétariat particulier, qui a dû donner son accord pour ce rendez-vous. Elle a fait mine de me reconnaître de tant de réunions socialistes ou nous nous serions rencontrées même si je sais n’y être jamais allé. Pierre-Alain Douay est aussi dans l’antichambre, il a dans les mains un exemplaire du journal Le Monde qu’il doit remettre au PM. C’est que justement Pierre Mauroy signe ce jour-là une fameuse tribune sur le droit de gouverner autrement. D’une certaine manière, accepter que dans son gouvernement, il y ait des forces centrifuges qui s’agitent. En l’occurrence c’est le débat récurrent entre l’Intérieur et la Justice, la police et la magistrature chacun représentés par leur ministre, Gaston Deferre et Robert Badinter. Il s’agit du droit de contrôler les identités et de l’usage des armes. Je ne le sais pas vraiment mais ça brûle au sommet de l’état et le Premier ministre a tranché le matin même… avant le prochain clash. La tribune a été écrite la veille avec Thierry Pfister. Elle reste un modèle de sagesse résignée dans l’exercice du pouvoir. Quand j’entre dans le bureau du Premier ministre, je n’ai pas le temps d’être étourdi. Il me parle immédiatement, lui qui a dans la tête tant de soucis et doit gérer tant de contradictions, et prend quelques minutes pour me dire « Je sais que le premier adjoint de Villeneuve-d’Ascq (c’est ma marque d’identification) saura écouter, parler et écrire en mon nom » J’ai entendu ce message qui vaut adoubement. Peu de temps, après ma nomination sera publiée au Journal officiel, et dans Le Bulletin quotidien. Le soir même, je rencontrerai tout le cabinet venu assister à une réception à l’occasion du départ d’un conseiller Yves Dauge. La sympathie est le sentiment qui domine cette prise de connaissance. Je reçois ma carte de cabinet. Elle est datée du 10 mai 1982. Avec un peu de puérilité, je l’utilise comme carte d’identité et une caissière de supermarché à qui je la présente un jour pour authentifier un paiement par chèque me dit que c’est une belle date.

Bientôt, il me faudra trouver ma place dans l’équipe parlementaire. Je choisirai les relations avec le Sénat, fonction moins convoitée, et le courrier parlementaire tout en participant à l’animation du petit groupe des parlementaires amis de Pierre Mauroy et à cultiver les réseaux du Nord. En trouvant ainsi ma place dans le dispositif de Matignon, je suis très étonné par ce monde d’énarques que j’avais si peu fréquenté auparavant. Je les relance sans cesse pour qu’ils répondent aux courriers des parlementaires et la tâche est ingrate. Je suis impressionné par leurs méthodes de travail. J’apprendrai à laisser mon bureau vide de toute tâche chaque soir, à utiliser des cahiers de prises de notes de notes sur des sujets qui se succèdent sans rapport apparent. De Paul Mingasson, je copie la technique du petit carnet à spirales sur lequel il note de manière infinie les numéros de téléphone à rappeler.

Le métier, lui, doit s’apprendre très vite et la première fois que j’accompagne le Premier Ministre au Sénat pour des questions d’actualité, un vieux sénateur rusé et roué demande au Premier ministre s’il est disposé à « accepter le règlement intérieur de la haute assemblée qui dans son article etc… »
Quand le Premier ministre répond avec assurance à Monsieur le Sénateur que, bien entendu, il acceptera le règlement de cette assemblée, je n’y vois pas malice… Pendant quelques instants avant de vérifier que cet article prévoit que le gouvernement engage sa responsabilité devant le Sénat, chose jamais faite, je crois bien et jamais à faire quand on est confronté à une majorité contraire. Il
me faut alors rejoindre le banc des conseillers du gouvernement, prendre place derrière le Premier ministre, lui présenter la situation et obtenir l’autorisation de modifier sa réponse. Un combat rude avec les rédacteurs du Sénat pour transformer la phrase à 180 degrés. Pour retenir aussi la dépêche de l’AFP dont le journaliste a bien entendu la réponse et rechigne à ne pas la diffuser. Et la réponse Monsieur le Sénateur bien entendu oui se transforme en Monsieur le Sénateur bien entendu non.

Le soir, je suis le seul à savoir que l’on est passé à côté d’une crise. Même mes collègues de la cellule parlementaire en écouteront le récit de manière distante. Le Premier ministre a oublié l’incident dans l’instant.