« La lourde logistique des voyages à l’étranger »
Michel Thauvin
Nous étions quelques-uns à franchir le portail de l’hôtel Matignon, dans cet après-midi du 21 mai 1981 alors que se déroulaient au Panthéon les cérémonies d’investiture de François Mitterrand. Mandatés par Pierre Mauroy, déjà désigné Premier Ministre, pour aller reconnaître les lieux de ce qui fut notre cadre de travail pendant un peu plus de trois ans. Aucun d’entre nous n’avait fréquenté auparavant ces allées du pouvoir, c’est dire la forte impression que nous a laissé cette visite d’un palais presque vide, plongé dans une semi-obscurité. Avant de retrouver, au cours d’un dîner au Grand Hôtel, celles et ceux qui allaient être nos collègues, et pour la plupart, devenir nos amis. Il y avait là des experts dans les différents domaines d’intervention de la primature, mais aussi des collaborateurs plus anciens du nouveau Premier ministre qui devaient apporter à défaut d’une expertise, leur connaissance et leur expérience du monde politique et de son fonctionnement. Chacun se regardait avec curiosité comme c’est l’usage lors de la formation d’une nouvelle équipe.
Pour ma part, si j’ai eu la chance de faire partie de ce brillant aréopage, c’est sans doute le fruit d’un compagnonnage d’une vingtaine d’années avec Pierre Mauroy. Depuis la Fédération Léo Lagrange, en passant par le Parti Socialiste où j’étais l’adjoint du secrétaire international, Robert Pontillon, puis l’animateur de son courant après le congrès de Metz, je faisais partie de son paysage familier.
C’est donc tout à fait logiquement qu’en plus de quelques affaires réservées, je me suis vu confier l’organisation des voyages internationaux du Premier ministre. Dans cette fonction, mon tropisme pour les rencontres internationales et les voyages a été pleinement satisfait.
Pierre Mauroy est sans aucun doute le Premier ministre qui s’est le plus investi dans la diplomatie, domaine en principe régalien. Deux raisons à cela : la première, c’est le degré de confiance, voire de complicité, entre le Président et le Premier ministre (une relation qui ne s’est pas reproduite jusqu’ici), forgé depuis la candidature de François Mitterrand en 1965, poursuivi dans la gestion
commune du parti socialiste d’Epinay. La seconde, est l’expérience et la qualité des relations nouées lors de ses nombreux déplacements à l’étranger effectués depuis son engagement aux Jeunesses Socialistes.
Les déplacements d’un Premier ministre à l’étranger mettent en œuvre une logistique assez lourde qui nécessite une bonne coordination des différents acteurs. C’est pour cette raison qu’ils sont précédés d’un voyage préparatoire, assuré par une équipe composée d’un membre de la cellule diplomatique, du chef adjoint du protocole des Affaires étrangères, d’un policier et d’un militaire
chargés des transmissions. Secondée par l’ambassade, elle doit régler dans les moindres détails tous les moments du séjour du Premier ministre sur place. Cette même équipe revenant en précurseur, deux jours avant le voyage officiel pour vérifier que tout est bien verrouillé. Ce qui m’a valu, à ma plus grande joie de faire deux fois le même voyage et même de préparer des voyages qui ont dû
être annulés voire déplacements dont on savait qu’ils n’auraient pas lieu (je pense au Québec en juillet 1984.
Il arrive parfois qu’un voyage, décidé dans l’urgence, ne puisse être préparé que par un précurseur : je pense notamment à celui effectué en Argentine à l’occasion de la prise de fonction du Président Alfonsin, nouvellement élu, succédant à la dictature militaire. La principale difficulté étant que nos interlocuteurs avaient bien (trop ?) servi le régime précédent et ne manifestaient aucun zèle pour nous aider ; c’est ainsi qu’une heure avant l’arrivée de Pierre Mauroy et de la délégation d’une cinquantaine de personnes qui l’accompagnait, les voitures prévues à l’aéroport avaient disparu ! Imaginez le stress ! Mais rassurez — vous, on a fini par les retrouver. L’ambassadeur de France, pour la réception donnée à la communauté française, avait omis d’inviter une de ses collaboratrices qui n’était autre que l’épouse du futur ministre des Affaires étrangères argentin. Par contre, il avait invité tous ses amis du Jockey-Club local et il nous a donc fallu rectifier cet impair… Autre avatar : en se promenant, Pierre Mauroy avait trébuché, rattrapé par la sécurité qui l’entourait. Malheureusement ce bref moment avait été flashé par un photographe, ce qui le contrariait fort. Après avoir retrouvé la trace du photographe, il m’a donc fallu aller négocier le rachat du cliché dans un endroit plutôt interlope du port de Buenos Aires avec le patron d’un tabloïd local. Malgré l’accord conclu, la photo a quand même été publiée peu de temps après dans Paris Match… Si l’on ajoute les difficultés du retour liées au retard et à la météo avec une escale imprévue à Dakar, chacun comprendra que j’étais très heureux de retrouver Paris.
Tant de voyages, de Québec à Kuala Lumpur, d’Oslo à Beyrouth, de N’Djanema à Budapest, sont bien sûr émaillés d’une foule d’anecdotes dont certaines ont été reprises dans l’ouvrage de Thierry Pfister consacré à la vie quotidienne à Matignon. Comme ce voyage en Pologne, le premier prévu en novembre 1981, dont j’avais effectué le préparatoire et qui a dû être annulé en raison du coup d’état du général Jaruselski. Le protocole avait déjà acheté son cadeau : un sabre ! Je ne sais pas ce qu’il est devenu. Sans doute a-t-il rejoint le stock des cadeaux officiels de la République…
Ces années à Matignon restent les plus enrichissantes de toute ma carrière, que j’ai eu la chance de poursuivre auprès de Pierre Mauroy, d’abord à la FMVJ, à nouveau au PS, puis à l’Internationale socialiste où j’ai dirigé son cabinet durant sa présidence et enfin à la fondation Jean-Jaurès qu’il a créée.
Ce que je retiens de cette expérience, outre l’intensité du travail (on pourrait reprendre pour Matignon le slogan d’un grand magasin bien connu : à chaque instant il se passe quelque chose) c’est surtout l’esprit d’équipe qui a animé ce cabinet. Nous avions tous des itinéraires et des profils différents, sûrement des ambitions différentes et, pourtant, tout cela à bien fonctionné. Pas de courtisanerie mais une équipe d’hommes et de femmes conscients de vivre, à leur place, une époque pionnière, de donner le meilleur d’eux-mêmes pour prouver la capacité de la gauche à gouverner autrement.
Cet esprit d’équipe, c’est Pierre Mauroy qui l’a insufflé d’abord parce que c’est dans sa nature, c’est la méthode de travail qu’il a promue dans tout ce qu’il a entrepris. C’est aussi une personnalité proche des gens, attentive aux autres, sans affectation, quelle que soit leur place dans la hiérarchie sociale. Ce qui lui a valu, en retour de solides sympathies et le respect de tous ses interlocuteurs aussi bien en France qu’à l’étranger. Et ce sont ces mêmes sentiments qui nous animent quand nous nous retrouvions tous, chaque année, à son initiative, pour maintenir le lien qui nous avait unis pendant ces trois années.