Marie-Ange Théobald


« Les institutions fonctionnaient normalement après l’alternance »

Marie-Ange Théobald

23 ans ! C’est le nombre des années pendant lesquelles la gauche était restée dans l’opposition depuis l’avènement de la Ve République et c’était aussi mon âge lorsque Pierre Mauroy est arrivé à Matignon. C’est ainsi dire la chance qui fut la mienne lorsque l’ancien Premier secrétaire du Parti socialiste auprès duquel je travaillais depuis 1979, élu Président de la République, et son nouveau
Premier Ministre décidèrent de me confier les relations avec le Parlement au cabinet de ce dernier.

Une anecdote, racontée par Pierre Mauroy lui-même, me vient aussitôt à l’esprit. Alors que le 21 mai 1981, il s’installe à peine dans le grand bureau vide du premier étage de l’Hôtel Matignon, la personne qui vient frapper à sa porte est une icône pour des milliers d’étudiants en droit administratif : Marceau Long. Il est alors Secrétaire général du gouvernement. Celui-ci lui apporte un parapheur à signer. À l’intérieur, le décret de dissolution de l’Assemblée nationale. Personne ne le lui avait demandé. Le grand serviteur de l’État qu’il était avait pris l’initiative.

Quelques semaines plus tard, une large majorité de députés socialistes était élue dans la foulée de la victoire du 10 mai. Pierre Joxe, un fidèle du Président, dirigeait le groupe ainsi formé. Un groupe parlementaire majoritaire dans une situation historique d’accession de la gauche au pouvoir après de nombreuses années d’opposition devait être « tenu ».

On aura compris qu’il faudrait plus de deux pages pour parler de ces années. Je me bornerai ici à quelques séries. Elles relatent un quotidien qui se confondait, dans les grandes occasions, avec l’application en temps réel des principaux articles de la Constitution. Pour la jeune étudiante en droit public que j’étais, l’émotion était grande. Les institutions faites et voulues par de Gaulle fonctionnaient normalement et parfaitement avec l’alternance. Pierre Mauroy s’est souvent félicité d’avoir accompli 96 des 110 propositions du candidat Mitterrand. En tout, 345 textes de loi auront été votés sous son gouvernement, ce qui en fait le gouvernement le plus fécond de la Ve République.

Plusieurs séries donc. D’abord, la plus dense politiquement était celle où je me rendais à l’Assemblée nationale pour représenter le Premier ministre et lui faire compte-rendu de ce qu’il s’y passait : les réunions du groupe socialiste et le suivi de certains projets de loi. Ensuite la plus solennelle, impressionnante, émouvante : celle où je l’accompagnais pour les questions au gouvernement, l’engagement de sa responsabilité et les déclarations de politique générale. Enfin la plus passionnante, dépaysante : celle des déplacements où il était accompagné de parlementaires. Pour ne citer que ceux-là : la Réunion, Maurice et la Malaisie, le camp d’entraînement de Mourmelon.

La salle Colbert de l’Assemblée nationale — la plus grande, en forme d’hémicycle, dévolue au groupe majoritaire — accueillait les réunions du groupe socialiste. C’est là que pendant une heure et demie le mardi après-midi, était débattue la mise en œuvre législative du programme de la gauche. C’est là aussi que remontaient du terrain les tendances de l’opinion. Selon les sujets, l’ambiance était plus ou moins houleuse et les ministres se succédaient à la tribune pour présenter leurs textes et leurs politiques. Il s’agissait de faire de tout cela non pas un verbatim exhaustif mais une synthèse qui rapportait au mieux au Premier ministre et à son cabinet la tonalité générale. Je les intitulais
notes d’ambiance. J’ai su par hasard qu’elles avaient un certain succès lorsqu’une collaboratrice du groupe socialiste, épouse à la ville d’un membre éminent du cabinet m’a fait part de sa surprise amusée devant la connaissance par ce dernier, en quasi-temps réel, de ce qui se passait salle Colbert…

La deuxième série parle du grand hémicycle. La séance des questions au gouvernement, à laquelle Pierre Mauroy était très assidu, s’y déroulait tous les mercredis après-midi. La séquence débutait en fin de matinée à l’Assemblée, lorsque les groupes parlementaires transmettaient aux représentants des ministres, les questions de l’après-midi. Peu avant 15 h, quelques minutes suffisaient pour rejoindre la place du Palais Bourbon où la voiture du Premier Ministre nous déposait dans la cour d’honneur, devant la fameuse « porte du bronze1 ». En traversant le salon Delacroix, on pouvait entrer dans la salle des séances par la porte de gauche, en évitant les salles des Quatre colonnes et des Pas perdus où se trouvaient les journalistes.

Les séances de déclaration de politique générale étaient les plus impressionnantes. Dans la voiture, le Premier Ministre soulignait de ses longues mains fines, les passages de son discours auxquels il voulait donner plus d’emphase. Pierre Mauroy était un tribun ! J’étais placée dans les loges «guignols » situées de part et d’autre du perchoir, d’où l’on bénéficiait d’une vue imprenable à la fois sur l’orateur de profil et sur l’ensemble de l’hémicycle où l’on pouvait apprécier l’effet produit.

La troisième série est celle des déplacements du Premier ministre lorsque des parlementaires faisaient partie de la délégation. J’ai eu l’honneur de participer à deux visites officielles en pays étrangers de l’océan Indien, l’île Maurice et la Malaisie, qui avaient été jointes à un déplacement à la Réunion. Nous étions en décembre 1982. Pierre Mauroy y représentait la France pour des réunions et des dîners au plus haut niveau. L’escale à l’île Maurice ne fut que de quelques heures, c’était le premier contact du chef du gouvernement français avec le pouvoir de gauche élu en juin de la même année. Les dirigeants mauriciens ont réaffirmé leur reconnaissance de la souveraineté française sur l’île de la Réunion. Pierre Mauroy, pour sa part, a promis l’aide technique et financière de la France pour assurer le développement économique de l’île. Le séjour en Malaisie ne dura que quelques jours. L’essentiel des entretiens du Premier Ministre avec son homologue malaisien portait sur les dossiers économiques : la Malaisie constituait pour les entreprises françaises un important marché de biens d’équipement.

D’un tout autre ordre étaient les visites du Premier ministre aux Armées. Au camp d’entraînement de Mourmelon en Champagne, avec les parlementaires invités, j’ai assisté stupéfait à une bataille terrestre fictive, mais réelle en intensité sonore, entre les infanteries respectives d’un « pays bleu » et d’un « pays marron ». Enfin, à Matignon, Pierre Mauroy échangeait librement avec des groupes d’élus, invités à déjeuner. Expliquant la politique du gouvernement et prenant le pouls du terrain, il exerçait là aussi ses talents d’homme politique. Comment ne pas être infiniment reconnaissante de la confiance qui m’a été faite et de l’extraordinaire formation que ces années ont été pour la jeune femme que j’étais.

En guise de conclusion, j’aimerais témoigner de ce que certains ont appelé « l’enfer de Matignon ». Pour ma part, je dirais que Matignon était une ruche qui, avec les sessions de nuit du Parlement, n’avait aucun répit. La porte du directeur de cabinet nous était ouverte quasiment jour et nuit, pour toutes les urgences nécessitant un arbitrage à ce niveau. Nous le savions et cela facilitait
grandement la tâche de chacun. Je me suis souvent demandé comment nous aurions vécu cette période à l’heure des emails et des réseaux sociaux.

Au printemps de l’année 1984, nous savions que la fin du gouvernement d’union de la gauche était proche sans en connaître la date. J’ai appris le départ imminent de Pierre Mauroy, alors que je passais à son secrétariat particulier, en apercevant sur un écran d’ordinateur la première phrase de sa lettre au Président de la République : Au moment où je quitte mes fonctions…

La suite a été largement racontée. La très grande émotion de François Mitterrand à l’heure de la séparation, ce n’est pas si fréquent chez les hommes politiques de ce niveau, et la phrase qu’il a prononcée lors du dernier conseil des ministres à l’été 1984 : Quand je regarde l’avenir, je vois Pierre Mauroy.