La Voix du Nord, 6 juin 2018


A la veille de l’hommage solennel que les amis de Pierre Mauroy et la municipalité de Lille ont rendu le jeudi 7 juin, au cimetière de l’Est, à l’ancien Premier ministre, à l’occasion du 5e anniversaire de sa disparition, La Voix du Nord a demandé au journaliste lillois Guy Le Flécher de relire les mémoires de Pierre Mauroy parues en 2003 dans un livre intitulé « Vous mettrez du bleu au ciel ». Une opportunité pour Guy Le Flécher d’évoquer les souvenirs de Pierre Mauroy qu’il a conservés.

En relisant les Mémoires de Pierre Mauroy : « J’ai gagné à Paris bien des combats pour Lille »

Il y a cinq ans, le 7 juin 2013, disparaissait Pierre Mauroy, maire de Lille pendant 28 ans, de 1973 à 2001. L’homme fut aussi une personnalité politique d’envergure, notamment comme Premier ministre en 1981. Nous avons demandé au journaliste lillois Guy Le Flécher, témoin de cette extraordinaire épopée, de feuilleter avec nous les Mémoires que publie Pierre Mauroy en 2003.

Guy Le Flécher a relu les Mémoires de Pierre Mauroy

C’est un épais bouquin de 506 pages au joli titre : « Vous mettrez du bleu au ciel ». Guy Le Flécher commence à tourner les pages et raconte : « C’est Plon qui a voulu ce titre », s’excusait presque Pierre Mauroy. Vous savez comment ils sont, les éditeurs. Bon. ». Bon, mais l’auteur n’était pas mécontent : « C’est poétique, c’est énigmatique. C’est en tout cas ce que m’a dit François Mitterrand un jour à Hardelot : continuez à mettre du bleu au ciel ». Ce titre avec un verbe au futur, le vieillissait finalement moins que : « Mémoires ». D’autant qu’à 74 ans, – nous sommes en 2003 quand il le publie-  le maire honoraire de Lille, président de la Communauté urbaine s’affiche encore très « mode », si ce n’est indémodable. Pour la sortie de son livre, il enchaînait interview sur interview et gérait un agenda de star, courant de salles de rédaction en studios radios et télés », se souvient Guy Le Flécher.

« Après Héritiers de l’avenir qui préparait la victoire du 10 mai 81, après A gauche  pour son retour à Lille à la fin de Matignon, et après  Parole de Lillois  pour parachever son œuvre de maire, Pierre Mauroy faisait un nouveau retour sur son itinéraire. «C’est une proposition qui remonte à 1997 », confiait-t-il. « Mais, je me sentais trop jeune pour écrire des Mémoires, et puis, je n’avais pas le temps. L’éditeur me relançait. J’ai fini par céder ». Voilà donc la somme tant attendue, les souvenirs d’un demi-siècle d’engagement dans la vie publique. Les révélations sont rares,  mais les anecdotes abondent. De chapitre en chapitre, l’homme se dévoile : ici, des confidences sur, par exemple,  des relations compliquées avec Guy Mollet ; là, des portraits d’amis, de familiers, de camarades, de compagnons de route », décrit Guy Le Flécher.

« Au Panthéon de Pierre Mauroy, Jaurès. Il n’a pas rencontré l’homme mais sa pensée. Brillante, émouvante, humaine. Admirateur de Jaurès, sans doute l’a-t-il toujours recherché au hasard de ses rencontres. Ses amis sont tous très divers. Tous répondent à une partie de lui-même. Roger Fajardie, Marie-Jo Pontillon, Raymond Vaillant, « le frère que je me suis choisi », et qui fut son premier adjoint à la mairie… Une liste longue comme ça. Des hommes de cœur : Willy Brandt, Tierno Galvan l’ancien maire de Madrid, le péruvien Miguel Azcueta… L’amitié ne connaît pas de frontières. On découvre ainsi au fil des pages l’extraordinaire réseau international que le petit villageois d’Haussy, entre Valenciennes et Le Cateau a su tisser. »

« En France, ce sera aussi, très tôt, Michel Rocard. Et puis François Mitterrand, bien sûr ! », poursuit Guy Le Flécher. « Profondément différent de Mitterrand, Pierre Mauroy n’a finalement de commun  avec celui qui lui a proposé de « faire un ticket » de gouvernement que le talent oratoire et l’acharnement  dans la volonté d’instituer dans notre pays un socialisme à la française. Tous deux  savent sur des registres certes différents, remuer les foules avec des formules chocs qui font monter et exploser les enthousiasmes ; tous deux, alliés au congrès d’Epinay, se sont retrouvés au sommet de l’Etat porteurs d’autant d’espoirs que de responsabilités. Pour le reste, ils différent profondément. « Cette relation fut unique », écrit le tout premier Premier ministre de la gauche. Le couple Mauroy-Mitterrand a duré. Il a connu des moments fastes et des heures grises. Sans doute,  Pierre Mauroy a-t-il parfois senti la disgrâce. Mais, entre eux, cela a tenu : même si Mitterrand a pu l’agacer, Pierre Mauroy ne s’épanche pas, il l’a admiré, il a cru dès le départ à son destin. « Une fascination lucide », écrit-il. »

« Entre les lignes, on devine aussi l’énergie de Pierre Mauroy pour établir des rapports simples avec un homme compliqué. Et des rapports d’autorité avec les quelques têtes d’œuf et les quelques têtes dures que comptait son gouvernement. Car le voilà, lui, l’homme du Nord, le militant fervent et discipliné, appelé à conduire les affaires de la France. Certes, quand on est devenu un grand notable (député, maire, président du conseil régional) et qu’on a dirigeait la plus puissante fédération du PS (15.000 adhérents en 1981 !), on sait ce qu’est le pouvoir. L’homme qui l’exerce à Matignon ne manque ni de générosité, ni d’ardeur à l’ouvrage, ni d’honnêteté, ni de tolérance. Il sait aussi qu’à Matignon « les premiers ministres passent, les cuisiniers restent ». Content d’y être, mais conscient. Et finalement, fier de l’œuvre accomplie.  Pierre Mauroy consacre 164 pages à son action de Premier ministre. Il détaille les réformes de la gauche, « le socle du changement » (retraite à 60 ans, 5ème semaine de congés payés, abolition de la peine de mort…) bientôt suivi  du temps de la « rigueur ». L’auteur raconte dans le détail, comment, prêt à démissionner, il convainc le Président d’un blocage des prix et des salaires pendant 4 mois (« Si on ne l’avait pas fait, c’était la fin ») et comment, en mars 1983, il le dissuade de sortir de l’Europe. Des décisions douloureuses, concède l’ancien Premier ministre, assurant qu’elles auront permis à la gauche de prouver sa capacité à gouverner et de s’inscrire durablement dans les alternances politiques ».

« Ah ! La gauche ! », soupire Guy Le Flécher. «  Son engagement remonte à 1945. Pierre Mauroy a 17 ans. « Ce soir-là, le parti socialiste que je découvre, je suis loin d’imaginer à quel point il va me dévorer ! », disait-il volontiers. Le jeune bachelier qui deviendra enseignant, ne quittera plus le Parti socialiste, où un itinéraire curieux l’attend. Curieux, mais rectiligne, si l’on considère que c’est la SFIO qui a bougé, évolué autour d’un Mauroy social-démocrate, toujours attaché à la « vieille maison » comme à une famille. Il est d’abord un homme de terrain qui sent d’instinct les situations. Il croit dur comme fer à quelques principes clefs, mais on ne trouvera pas sous sa plume de grandes envolées théoriques. Plutôt de superbes envolées lyriques. Dès son passage aux jeunesses socialistes, il met en œuvre ce pragmatisme. D’autres débattent de Marx, Proudhon, Trotski… Lui crée une organisation de voyages et de culture qui fut une des rares réussites de la SFIO de l’après-guerre : les clubs Léo-Lagrange. Surtout, il fait ses preuves à Lille qu’il a préféré en 1972 au leadership du nouveau PS. En quelques années, il change la ville. Il la dote de crèches, de nouvelles écoles, de résidences pour personnes âgées, d’un plan d’occupation des sols qui casse la spéculation immobilière et d’une politique culturelle dynamique avec, notamment un orchestre philharmonique et un Festival. Gestionnaire mais socialiste, il crée des conseils de quartier. Il lance la décentralisation, puis la métamorphose de sa ville. « J’ai gagné à Paris bien des combats pour Lille », écrit Pierre Mauroy ».

« Le jeu politique dans les hautes sphères ne lui a, en effet, jamais fait oublier Lille », témoigne Guy Le Flécher. C’est ici qu’il se retrempait régulièrement dans ses convictions originelles. Ici, où il y avait encore des ouvriers, des petites gens… Pierre Mauroy « patriarche », « vieux sage » ? Peut-être. Il ne s’est, en tout cas, jamais renié. Cet homme authentique n’a pas trahi le Nord, la terre de son enfance, sa première rencontre. De même, cet homme est resté fidèle à sa rencontre avec le socialisme. Il n’a abandonné que son tour de taille de jeune homme, ses cheveux noirs et la moustache – qui lui allait pourtant bien et qu’il a porté à nouveau vers la fin de sa vie. Il est resté fidèle à ses convictions, à ses amis, à ses collaborateurs, anciens ou encore auprès de lui. Fidèle à ceux et à ce qu’il s’est choisi. L’homme vous accueillait d’un chaleureux et sonore « Bonjour ! Alors, vous allez bien ? » et d’une franche poignée de mains. Des mains longues et fines prolongeant un buste imposant. Ses éclats de rire toujours homériques me reviennent aux oreilles. Et ses talents de conteur font encore légende. Le relire aujourd’hui vaut autant que l’écouter jadis », conclut Guy Le Flécher.

Mémoires « Vous mettrez du bleu au ciel » par Pierre Mauroy (Plon), 506 pages, 24 euros.

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