«L’homme d’État que je ne connaissais pas ! »
René Cessieux
Si Pierre Mauroy incarnait, mieux que quiconque, le peuple de gauche, il fut avant tout, au service de son pays. Alors que l’inflation était à deux chiffres, les ordonnances sociales, les lois Auroux et les mesures en faveur de l’emploi et de la formation ne pouvaient ignorer les contraintes économiques, financières et la montée du chômage. Tout au long de ces trois années passées à Matignon, j’ai le sentiment d’avoir servi un homme tranquille, chaleureux, profondément européen et déterminé à gouverner dans la durée.
Préparant le grand discours sur l’emploi de septembre 1981, nous sentions le Premier Ministre agacé par les « technos » qui trouvaient les mesures de préretraite trop coûteuses, sinon inefficaces.
Comment oublier ce dîner au milieu du mois d’août au cours duquel, à la demande de Bernard Brunhes, j’ai dû pour la première fois m’exprimer devant lui sous le regard dubitatif de mes collègues financiers ? Dire que je n’en menais pas large serait un euphémisme ! Comment expliquer que l’allongement nécessaire de la scolarité et l’anticipation des départs en retraite ne répondaient pourtant pas à la croissance intrinsèque des classes d’âge adultes issues du baby-boom de l’aprèsguerre ? Cet excédent de main-d’œuvre d’alors qui pèserait demain, sur les retraites. « Monsieur le Premier Ministre, avec tous ceux qui sont nés en 1945 et durant les vingt années suivantes : le chômage, aujourd’hui, c’est moi ! » À son rire chaleureux, j’ai compris que je ne quitterais peut-être pas Matignon deux semaines après y être entré ! Et si le programme de préretraite est resté conséquent, à sa demande, nous avons mis en chantier les premiers éléments de législation sur la durée des congés au bénéfice des adultes en activité.
Après cela, les occasions de rencontres et de débats ont été nombreuses : arbitrages sur les lois Auroux, rééquilibrage de l’assurance chômage, réunions avec les partenaires sociaux, tour de France de l’emploi et propositions pour atténuer les crises sociales. Participer, même modestement, à la mise en œuvre d’un programme de gouvernement d’union de la gauche tellement attendu et préparé avec tant d’enthousiasme pendant des années reste inoubliable. S’il fallait aujourd’hui en tirer une leçon ce serait celle-ci : pour mener à bien des réformes il faut que le sujet ait été instruit, documenté, travaillé et débattu en profondeur bien avant la prise de pouvoir. Les lois Auroux en sont de bons exemples. Et méfions-nous des slogans électoraux trop simplistes ! On aurait gagné beaucoup de temps et d’énergie à formuler, dès le début, l’amélioration des départs en retraite en nombre d’annuités plutôt qu’en termes d’âge de départ !
Mais ces trois années passées dans cette « machine à décider » qu’est Matignon, vers laquelle toutes les questions remontent quotidiennement, laissent aussi le souvenir d’une course permanente contre le temps : réunions interministérielles, contributions aux discours, préparations des conférences avec les partenaires sociaux, réceptions des délégations de toute sorte…. C’était souvent le samedi et le dimanche qu’il fallait revenir pour traiter les piles de courriers et de pétitions qui s’entassaient dans le bureau !
Très vite, nous serons aussi confrontés aux crises sociales. Je revois ces soirées au cours desquelles, avec Michel Delebarre et Pascal Lamy, nous informions le Premier Ministre des derniers développements des conflits sociaux les plus importants. Nul doute qu’il aurait apprécié des partenaires sociaux plus responsables et autonomes qui ne fassent pas si souvent remonter les problèmes vers l’État. C’était d’ailleurs le sens des lois Auroux ! Ont-elles, sur ce point, atteint leur but ? Ce fut vrai d’un conflit comme celui de Talbot à Poissy, mais il y en eut bien d’autres, où la direction et les syndicats se montraient incapables, sinon peu soucieux, de prendre leur destin en main. Ce fut aussi le cas pour l’assurance chômage. C’est probablement à cette occasion que j’ai vu
Pierre Mauroy vraiment en colère parce que c’était à lui, le Premier Ministre, au coup de sifflet de Bergeron présidant alors l’Unedic, de trouver les milliards de francs qui manquaient !
Soulignons, enfin, le grand respect que Pierre Mauroy avait pour les entreprises et la plupart de leurs dirigeants. Le plein emploi ne pouvait venir que d’elles et c’était bien la tâche du Premier Ministre que d’en créer les conditions favorables. Combien de fois nous l’avons entendu ferrailler avec ses interlocuteurs pour les convaincre que l’État ne pouvait qu’accompagner et non se substituer aux entreprises.
Au final, on ne peut pas évoquer ces trois années de travail intense au sein du cabinet de Pierre Mauroy à Matignon sans souligner la densité des relations qui se sont progressivement nouées entre les conseillers qui, venant d’horizons bien différents, se méfiaient ou s’ignoraient réciproquement. La considération des enjeux comme le profond respect que nous inspirait le Premier ministre y étaient pour beaucoup.
Trois années qui m’ont fait grandir, découvrir et conserver quelques nouveaux amis. Alors : musique quoi !