Lyne Cohen-Solal


Quelques souvenirs et anecdotes, entre mille autres…

Lyne Cohen-Solal

Avoir travaillé à Matignon reste pour tous ceux qui ont eu l’honneur de le faire une expérience inoubliable. Travailler à Matignon dans les années 1981-1984 auprès de Pierre Mauroy et alors que la gauche accédait au pouvoir pour la première fois dans la Ve République, restera pour moi, et je le sais pour tous ceux qui y étaient aussi, un moment de vie formateur et formidable.

Comme mes fonctions touchaient à la fois aux relations avec les journalistes avec le service de presse et à la rédaction de discours avec le conseiller spécial, j’ai profité d’un poste d’observation passionnant et trépidant à la fois puisque Matignon constitue le centre névralgique de la politique et de l’administration gouvernementale. Au sein du cabinet, les responsables de la presse et ceux des discours ont accès partout avec l’accord du directeur de cabinet. En outre, les relations étaient faciles avec Pierre Mauroy que je connaissais comme journaliste accréditée au PS depuis quelques années. À mon arrivée, j’ai pu constater combien l’exercice du pouvoir à ce niveau se trouve rigidement codé et se prête peu aux interprétations ni aux aménagements.

Pierre Mauroy, par nature homme direct et franc, s’est trouvé, au début de ses fonctions officielles, un peu encombré par les nombreux protocoles et formalismes qui scandent et ponctuent les différentes manifestations auxquelles le Premier ministre se doit d’assister et de se conformer. Une anecdote parisienne : en fin de journée, me croisant dans la cour de Matignon, Mauroy me demande comment s’est passé ma journée et me propose avec gentillesse de me raccompagner en voiture chez moi, près de la Sorbonne. Prenant le volant de l’une des voitures garées là, il me conduit le long du boulevard Saint-Germain pour me déposer à mon immeuble. Arrêtés par le feu rouge au carrefour de la rue des Saints Pères, je constate que les conducteurs se montrent discrètement étonnés de constater que le Premier ministre se trouve au volant d’une voiture banale à côté d’eux.

Le lendemain, j’apprends que, de retour au bureau, Pierre Mauroy a reçu des remarques inquiètes et fermes des services de sécurité lui expliquant que sa sortie était très imprudente et que cette incartade devait rester inédite, pour des raisons de sécurité et de protocole. Un peu plus tard, il nous dira en petit comité que François Mitterrand lui avait fermement expliqué que prendre et assumer le pouvoir et les fonctions qui vont avec, c’est aussi accepter les attributs du pouvoir et ses obligations. La première étant le respect absolu des consignes de sécurité mises en place par les professionnels.

En février 1983, l’objet d’un déplacement de Pierre Mauroy est d’expliquer l’application du processus de la décentralisation aux Guyanais et aux Antillais. Découvrir les Antilles et la mystérieuse terre française d’Amérique du Sud, la Guyane, lors d’un voyage officiel du Premier ministre reste un souvenir ineffaçable. Non seulement pour la rencontre de ces territoires et de leurs habitants, mais surtout par les travaux et l’implication que cela suppose quand on fait partie de la suite du chef du gouvernement et que l’on y a des fonctions spécifiques à assumer auprès de lui, pendant quatre journées totalement trépidantes dans des conditions très compliquées, voire un peu « rock and roll». Quatre jours qui restent un moment de vie inoubliable, et pas uniquement pour la découverte de ce monde exotique et attachant.

D’abord, surprise à l’arrivée sur l’aéroport de Cayenne, désert, d’apercevoir au loin un seul appareil, portant l’inscription République Française et dont la présence rend mutiques les membres de la sécurité. Il y a de quoi, l’appareil attend de transporter en France pour le juger, Klaus Barbie, tout juste exfiltré de Bolivie… Le lendemain, décollage en Transall direction Saint-Georges-del’Oyapock où le maire accueille avec beaucoup de révérence, au milieu des chants et danses traditionnels, son visiteur de marque et la troupe qui l’accompagne dans la lourde moiteur tropicale.

Sa remarque est amusée en face du natif du Nord vêtu, pour faire honneur à ses hôtes de cette France lointaine, d’un costume de laine sombre avec veste croisée et cravate : « Mais, Monsieur le Premier ministre, il fait bien chaud chez nous, vous savez ! ». De fait, parmi les journalistes, une jeune femme ne tarde pas à tourner de l’œil… Imperturbable sous le soleil brûlant, Pierre Mauroy s’adresse à la foule en costumes colorés et chargée de bouquets. Puis, monté sur un pont métallique qui enjambe l’Oyapock, ce fleuve qui fait frontière entre des populations très semblables, il va saluer de loin le grand pays voisin, le Brésil.

Dans l’appareil mis à disposition par l’Armée de l’air, nous regagnons Cayenne pour saluer les ingénieurs du Centre National d’Études spatiales. Inconfortablement assise le long de la carlingue comme des parachutistes avant leur saut, avec mon bloc sur les genoux, je prépare l’esquisse du discours du lendemain que Thierry Pfister réécrira le soir dans sa chambre d’hôtel et que la secrétaire tapera au début de la matinée dans un bureau de la préfecture. À côté de moi, Claude Silberzahn, le préfet en uniforme blanc, me glisse quelques informations locales et me rappelle, dans le vrombissement des moteurs, que la Martinique a été française avant le comté de Nice.

Demain, nous serons à Fort-de-France, reçus par une foule en liesse et par le maire Aimé Césaire. Dans le théâtre de Fort-de-France, regorgeant de fleurs et de musique, applaudissements fournis quand le Premier ministre s’adressant aux très nombreux et chaleureux spectateurs parle du droit à la différence et leur lance : « Vous êtes fiers d’être Martiniquais et vous avez raison, vous êtes fiers d’être Antillais et vous avez raison, vous êtes fiers d’être Français et vous avez raison ! » Une magnifique journée, inoubliable….