« Nous étions heureux mais graves »
Michel Delebarre
En vrac, quelques brefs souvenirs de notre arrivée à Matignon avec Pierre.
D’abord pour confirmer que nous n’avons pas fait la fête le 10 mai, ni les jours suivants, non, nous étions heureux mais graves.
L’après-midi du 12 mai, j’ai attendu dans la voiture rue de Bièvre pendant la longue entrevue de Pierre au domicile de François Mitterrand. Là, j’ai compris ce qu’il se tramait entre eux depuis des mois. Et, quand il est revenu dans la voiture, il a juste lâché : « Je vais devenir Premier ministre ». Je n’oublierai jamais son visage, il était en plénitude. C’est bien simple, il emplissait la voiture !
Au moment de préparer l’entrée à Matignon, nous ne savions pas du tout comment cela allait se passer, nous n’étions pas formatés pour ce boulot. Il y avait tellement de choses qu’on ne connaissait pas ! Nous avions l’impression d’entrer dans une page d’histoire.
Nous avons beaucoup échangé dans de longues conversations, l’atmosphère était chargée de quelque chose de particulier, avec la conscience que l’on se trouvait devant une page blanche. Nous étions un peu perdus sur la question de protocole. Alors j’ai dit à Pierre « Je vais y aller ! ». J’ai téléphoné aux collaborateurs de Raymond Barre, et voilà comment je suis arrivé à Matignon
quarante-huit heures avant le nouveau Premier ministre !
J’ai ainsi rencontré le directeur et d’autres membres du cabinet sortant mais aussi Marceau Long et Dieudonné Mandelkern du Secrétariat général du gouvernement. Je n’ai pas été tout de suite le directeur de cabinet. C’est Robert Lion qui le fut en premier, j’étais chargé de mission pour la décentralisation et « les affaires réservées », il s’agissait des fonds secrets qui existaient alors à l’époque, ils ont été depuis supprimés par Lionel Jospin.
La plupart des fonctionnaires ont été de vrais professionnels, chacun est resté à sa place, même les huissiers, en fait ils sont les vrais locataires. Ils savent vous le faire comprendre. Il y en a toujours un pour vous glisser : « j’étais déjà là du temps de Guy Mollet ! ».
De fait, j’étais déjà venu à Matignon avec Pierre Mauroy lorsqu’il était président du Conseil régional, nous y avions défendu chèrement la peau de la sidérurgie. Au cours d’un entretien particulièrement tendu, Raymond Barre avait dit ce jour-là à Pierre : « Si d’aventure vous êtes un jour à ma place, vous verrez… »
C’était prémonitoire, non ?