Au lendemain du décès de Jacques Delors, survenu le 27 décembre 2023, l’Institut Pierre Mauroy tient à rendre hommage à celui qui a été le ministre de l’Economie de Pierre Mauroy au cours des trois années qu’il a passés à Matignon. Pour cela, il a demandé à Jean Peyrelevade, directeur-adjoint du cabinet du Premier ministre en charge des dossiers économiques pendant toute cette période, de nous rappeler les circonstances dans lesquelles ces deux hommes ont été amenés à conduire en liaison étroite la politique économique de la France entre l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République en mai 1981 et le fameux « tournant de la rigueur » en mars 1983.
Pierre Mauroy- Jacques Delors : deux réformistes, deux sociaux-démocrates
Je ne pense pas que Jacques Delors et Pierre Mauroy se connaissaient vraiment bien avant de se retrouver tous deux, l’un ministre des Finances, l’autre Premier ministre, dans le gouvernement de 1981. Mais ils constatèrent très vite l’importance de leurs points communs.
Les deux principaux étaient la volonté de poursuivre la construction européenne et, d’autre part, d’installer enfin la gauche au pouvoir pour une longue durée, ce qui n’était historiquement jamais arrivé et impliquait comme une nécessité le respect des équilibres économiques et monétaires. Le second point était très difficile à atteindre. D’une part Valéry Giscard d’Estaing ayant fort mal géré le deuxième choc pétrolier de 1979, nous laissait une France avec une inflation de 14%, une hausse du chômage, un déficit accru de la balance des paiements et un affaiblissement du franc. Tous problèmes rendus encore plus aigus par la politique de relance de 1981-1982 menée conformément aux engagements électoraux de François Mitterrand.
Amitié et estime réciproque
Or nos deux personnages avaient des relations très différentes avec le nouveau président et avec le Parti socialiste. Certes, tous deux avaient soutenu la candidature de François Mitterrand, à la différence de Michel Rocard qui ne se remit jamais vraiment de ses excès d’ambition. Mais la légitimité de Pierre Mauroy au sein du PS était historique, d’autant que c’est lui qui avait été l’organisateur du congrès d’Epinay et de la nomination de François Mitterrand à la tête du parti. D’où, entre les deux hommes, quels que fussent leurs désaccords (toujours cachés), amitié et estime réciproque. Jacques Delors avait lui rejoint le PS en 1974 à titre individuel, n’y avait aucun réseau sur lequel s’appuyer et, à cause de son franc-parler réformiste et social-démocrate chrétien, suscitait beaucoup de réactions négatives. Or, il ne supportait pas les combats dans lesquels sa personne pouvait être mise en cause.
Cette différence de situation et de caractères explique la suite. Dès l’été 1981, nous savions qu’une dévaluation du franc était inévitable. De manière un peu naïve, nous pensions qu’il revenait au ministre des Finances de proposer la liste des mesures d’accompagnement, nécessairement restrictives, qui devait accompagner la dévaluation pour que celle-ci ait quelque chance de réussir. A notre grande surprise, Jacques Delors se contenta de quelques suggestions budgétaires, qui furent énergiquement refusées par Laurent Fabius, ministre du budget, qui n’était cependant officiellement que son ministre délégué.
La dévaluation d’octobre 1981 fut effectivement ratée et nous savions donc qu’il allait falloir recommencer, de manière plus efficace et sans doute assez rapidement. Dès novembre, Jacques Delors, parfaitement conscient de la situation, déclara publiquement qu’il était temps de faire une pause, ce qui accrut l’hostilité à son égard à l’intérieur du PS et irrita manifestement François Mitterrand. C’est à ce moment-là, je pense, que Pierre Mauroy décida de prendre lui-même la pleine responsabilité de la démarche.
Un formidable président de la Commission européenne
La suite s’écrivit à Matignon, du plan de juin 1982 (blocage des prix et des salaires, suppression des indexations salariales) jusqu’au sommet du conflit, en mars 1983, pendant lequel Pierre Mauroy, prêt à démissionner s’il n’était pas suivi, imposa à François Mitterrand le maintien du franc dans le SME et ce qu’il appela lui-même le tournant de la rigueur. Tous les documents correspondants, destinés au président, furent préparés et rédigés à Matignon, sous le contrôle direct de Pierre Mauroy, ce qui convenait fort bien à Jacques Delors, de ce fait moins exposé.
Très vite, une solidarité forte apparut entre les deux hommes. Dès février 1982, ils obtinrent de François Mitterrand (première victoire) que le budget de 1983, bientôt en préparation, ait un déficit qui ne dépasse pas 3% du PIB. A cette même époque, s’établit entre eux la tradition d’un déjeuner hebdomadaire, toujours décontracté et souvent drôle. Après une longue période de batailles diverses, la fermeté de Pierre Mauroy l’emporta : la France restait dans le SME, ce qui permit à Jacques Delors, un an plus tard, de devenir un formidable président de la Commission européenne.
Deux réformistes, deux sociaux-démocrates, deux acteurs éminents qualifiés la plupart du temps de représentants de la deuxième gauche. Pourquoi ne pas dire ce qu’ils incarnaient vraiment, la gauche de gouvernement ? La première gauche, c’est quoi ? Je ne vois, après eux, aucun gouvernement de gauche qui ait autant apporté à la France. Hélas, ses deux principaux acteurs sont, pour des raisons différentes, sortis trop tôt du jeu politique français, ce qui aujourd’hui nous coûte fort cher.
Jean Peyrelevade