« Au service de presse du 21 mai 1981 au 17 juillet 1984 »
Brigitte Douay
21 mai, 16 h. Pierre Mauroy entre à Matignon accueilli par Raymond Barre pour la passation des pouvoirs. Avec quelques proches déjà chargés d’une future mission, je l’accompagne pour distribuer aux journalistes présents son premier communiqué de presse de Premier ministre. La cour de Matignon fourmille de journalistes curieux des premiers instants du premier Premier ministre de gauche de la VeRépublique. Immédiatement, une dame — la cheffe du secrétariat du service de presse — vient me dire : « On vous demande au téléphone » — déjà ! — et m’installe dans le grand bureau à gauche du perron des visiteurs, celui que le soir même Pierre Mauroy m’assignera en prenant connaissance des lieux. Monique Vignal m’y rejoindra peu après pour gérer les relations avec la presse internationale. J’y resterai jusqu’en juillet 1984.
L’aventure commençait sur les chapeaux de roue, le téléphone sonnait sans cesse, tous les médias sollicitaient un rendez-vous, une interview, des renseignements… Du jour au lendemain, j’étais passée de ma fonction d’attachée de presse au cabinet du maire de Lille à celle d’attachée de presse
au cabinet du Premier ministre. Sans trop de difficultés finalement, car la plupart des journalistes régionaux et parisiens connaissaient Pierre Mauroy qui aimait les recevoir à Lille pour leur présenter les transformations de sa ville et ses grands projets pour l’avenir de la région. Sans oublier son rôle politique essentiel au sein de la gauche, surtout depuis le congrès d’Epinay dix ans auparavant. Et puis il venait d’effectuer pendant la campagne présidentielle, comme porte-parole de François Mitterrand, un tour de France qui avait renforcé ces liens avec de nombreux journalistes que nous embarquions à tour de rôle dans le petit avion de la campagne.
La relation avec la presse était facilitée par Pierre Mauroy lui-même qui respectait les journalistes, n’intervenait jamais sur le contenu des articles-sauf pour rectifier une erreur — et leur consacrait beaucoup de temps… au grand dam des visiteurs et conseillers qui patientaient dans l’antichambre, à Lille déjà et maintenant à Matignon… Bien des années après, ils lui en savent gré et continuent de rendre hommage au respect qu’il manifestait pour leur métier.
En 1981, il n’y avait pas de téléphone portable, pas de fax et pas d’internet. La ruche Matignon fonctionnait grâce aux coursiers et aux motards qui assuraient la liaison permanente au sein de l’Hôtel mais aussi avec l’Élysée, les ministères, les administrations et les rédactions. Pendant les déplacements, nous étions équipés d’un talkie-walkie pour joindre le chef de cabinet et l’aide de camp. Quant au service de presse, il était alimenté sans arrêt par des mètres et des mètres de bandes de télex soigneusement découpées et triées par des soldats du contingent qui accomplissaient à Matignon leurs obligations militaires. Certains d’entre eux sont aujourd’hui des journalistes ou des communicants connus !
Au service de presse, nous vivions quotidiennement sous l’œil vigilant et très exercé des « spéciaux permanents » des agences de presse AFP et ACP qui avaient leur bureau à Matignon et relayaient pour leurs confrères tout ce qui s’y passait. Avant l’existence des chaînes d’information continue et des réseaux sociaux, les agences et les journalistes accrédités jouaient un rôle essentiel pour la transmission de l’information. Mais pour le service de presse, doser sans cesse information et confidentialité était un exercice parfois périlleux, surtout dans les périodes de tension politique ou sociale… Nous avions alors recours à la sagacité des conseillers techniques et à l’arbitrage de Robert Lion puis de Michel Delebarre, les directeurs de cabinet.
Chacun de ceux qui ont fait partie de ce cabinet pourrait écrire sa propre « vie quotidienne à Matignon ». Il nous reste beaucoup de souvenirs, mais certaines impressions et certains sentiments dominent et perdurent. D’abord, celui d’avoir participé à une aventure exceptionnelle dans une équipe tout aussi exceptionnelle. Très vite, l’osmose s’est faite entre les proches de Pierre Mauroy
— Lillois ou Parisiens, qu’il avait fait venir à Matignon —, les conseillers techniques qui apportaient leurs compétences et leur envie de servir l’État, les membres du cabinet militaire et le personnel permanent de l’Hôtel Matignon. Avec entre autres Raymond Vaillant, Michel Delebarre, Bernard Toulemonde, Pierre-Alain Douay, nous étions la bande des Lillois auxquels Pierre Mauroy avait demandé de le suivre à Paris. Depuis le 10 mai, il nous laissait entendre qu’il serait à la tête d’un ministère important — sans plus ! — et qu’il fallait se préparer… Pierre-Alain et moi-même avons quitté Lille le 20 mai, laissant nos deux petits garçons à leur nounou, le temps de trouver un logement à Paris…
Nous avons tous compris immédiatement que Matignon est l’épicentre du pouvoir et que nous travaillerions beaucoup et devrions être totalement disponibles. Les déjeuners à la « popote » ; les voyages dans les régions et à l’étranger où Pierre Mauroy emmenait les journalistes accrédités ; le travail en commun dans la pression permanente ; le partage des grands enjeux politiques et sociaux comme des petits problèmes quotidiens d’une famille nouvellement composée, ont généré, grâce à Pierre Mauroy qui était très attentif à chacun malgré la charge de l’État, une atmosphère de travail enthousiasmante et des amitiés qui durent encore.
Très souvent, le mardi matin, au retour de son entretien hebdomadaire avec le Président de la République, Pierre Mauroy s’arrêtait dans notre bureau. À la manière dont il nous disait : « Alors, Mesdames, que raconte-t-on à Paris ? » ou dont il se frottait les mains, Monique et moi-même pouvions deviner s’il était satisfait ou préoccupé. C’était comme un sas de décompression avant de retrouver au premier étage les grands dossiers de la France.
Je me souviens aussi des réunions du lundi matin entre l’équipe sociale et l’équipe économique, sous les houlettes respectives de Bernard Brunhes et d’Henri Guillaume, auxquelles j’étais admise pour comprendre le « background » des propositions qui seraient ensuite soumises au Premier ministre pour éclairer ses décisions et celles du gouvernement. J’y assistais à des débats passionnés entre les « dépensiers » et les « économes » du cabinet entre lesquels le politique trancherait in fine.
Je me souviens des voyages en avion où Pierre Mauroy venait se détendre et bavarder avec les journalistes, comme si l’altitude facilitait les échanges décontractés. Voyages où la presse partageait le quotidien des conseillers et où Michel Thauvin et l’aide de camp aimaient à se livrer à des facéties comme mettre en portefeuille les lits des journalistes… moments de détente bienvenus dans des journées bien chargées !
Je me souviens aussi des réunions organisées régulièrement par le directeur de cabinet de Max Gallo, le porte-parole du gouvernement, pour faire le point sur l’actualité avec les attachés de presse des différents ministères et ajuster la communication gouvernementale. Nous étions intéressés par la finesse de ses analyses politiques, son agilité intellectuelle et son humour. Il s’appelait François Hollande.
Je me souviens enfin du 17 juillet 1984 à 16 h. Pierre Mauroy venait de remettre sa démission au Président de la République. Les membres du cabinet étaient à tour de rôle de garde à Matignon pendant 24 h, et ce soir-là, c’était mon tour ! Pierre Mauroy me demanda de rester à mon poste au service de son successeur, Laurent Fabius, pendant la période de transition. Cette nuit-là, Georges Marchais vint à Matignon à 2 h du matin, informer Laurent Fabius que les communistes ne participeraient pas à son gouvernement. C’était la fin de l’union de la gauche préparée, voulue par Pierre Mauroy et mise en œuvre au sein de ses gouvernements successifs.
Depuis 1981, nous habitons toujours le quartier de Matignon. Pendant des années, nous avons croisé dans les rues des gardes républicains et des membres du personnel qui avaient servi sous Pierre Mauroy. Tous nous disaient le souvenir marquant que leur avait laissé Pierre Mauroy dans sa manière d’être avec eux, en même temps chaleureuse et respectueuse.