Pierre-Alain Douay


« Choses vues, choses entendues et souvenirs flash »

Pierre-Alain Douay

20 mai soir. Dîner au Grand Hôtel : les « Lillois » découvrent qu’ils ne seront pas les seuls membres du cabinet et que Michel Delebarre ne sera pas (tout de suite) directeur de cabinet. Nous faisons la connaissance de Robert Lion et de quelques futurs collègues.

21 mai après-midi : Départ de Raymond Barre sous les applaudissements, dans une 504 assez essoufflée. Brigitte distribue un communiqué et, dans mon souvenir, Pierre Mauroy fait sur le perron central une courte déclaration qu’il conclut par un « Rien ne nous sera donné sans efforts. Le gouvernement de la Gauche sera celui de la rigueur et de l’imagination » dont je suis assez fier. C’était avant que le mot rigueur devienne un mot tabou pour tout gouvernement, même de droite ! (Je réaliserai plus tard la formule dans son discours d’installation du Haut Conseil de l’Audiovisuel présidé par Michèle Cotta : « Je vous souhaite de travailler avec rigueur et imagination. Je parle, bien entendu, de la rigueur des créateurs et de l’imagination des gestionnaires»).

À l’entrée de l’escalier, Pierre Mauroy est attendu par un petit homme volubile et affable et une sorte de pasteur à lunettes. Le second part immédiatement avec Lion et Peyrelevade. C’est, je comprends, le gouverneur de la Banque de France. Il n’a pas l’air gai. Le premier explique : « Je suis le Secrétaire général du gouvernement. J’ai pensé que peut-être Monsieur le Président de la République pourrait décider de dissoudre l’Assemblée nationale. J’ai donc demandé à l’imprimerie du Journal Officiel de rester ouverte cette nuit ». Irremplaçable et toujours souriant Marceau Long. Quelques semaines plus tard, je le verrai, avec une dextérité de tailleur pour dames, expliquant à Pierre Mauroy — ému par les larmes de Catherine Lalumière, non retenue comme ministre des Affaires européennes et assignées à un indéfini ministère de la Consommation — : « Ne vous inquiétez pas, M le Premier ministre, on prendra un bureau à telle direction des Finances, un autre au Commerce, un autre à l’Agriculture… Nous allons lui découper un très joli petit ministère ».

21 mai soir. Après un dîner dans la salle à manger particulière (que Pierre Joxe, invité quelques jours plus tard, appréciera avec sa superbe simplicité : « Oh, je connais. C’était ma chambre quand mon père était SGG à la Libération »), on s’avise qu’il est temps d’aller découvrir l’appartement du Premier ministre. Dans le noir (où sont les interrupteurs ?!), à la file indienne, éclairés par le seul briquet de Robert Pontillon, nous entrons dans la chambre à coucher. Au milieu du lit, un trou profond comme un lac de montagne. Éclats de rire.

Dans les jours qui suivent, les « Lillois » et assimilés voient arriver les « Parisiens », chargés de mission et conseillers techniques, souvent liés à Robert Lion. La popote avec sa grande table unique de pension de famille permettra rapidement de faire connaissance ainsi qu’avec le cabinet militaire. Un jeune énarque tout juste débarqué d’Orient fait le siège plusieurs heures (jours ?) durant. Il deviendra conseiller technique.

23 mai. J’accompagne Alain Savary qui arrive à son ministère. Il y est attendu par des camarades de la FEN qui lui font, en cortège, découvrir les lieux. Ils y sont comme chez eux. À un moment, l’un d’eux ouvre une porte : « Entre, voici ton bureau ». Étrange — et signifiante — image d’une sorte de cogestion de l’Éducation nationale…

Une fin de journée suivante, Pierre Mauroy vient visiter le bureau des attachées de presse au rez-de-chaussée. Il n’y a que Brigitte et moi qui passais. Pierre fait le tour, admire : « C’est grand. Vous êtes bien ici, Brigitte ? ». Puis il se plante devant moi : « Tu vois, je ne suis peut-être pas bien organisé mais je vous ai quand même amenés là ! ». Honte silencieuse du jeune c… qui depuis des années lui faisait la leçon sur son manque d’organisation…

Dîner de collaborateurs quelques semaines après l’arrivée à Matignon. On parle (déjà) de l’avenir de Pierre, quand il ne sera plus à Matignon. Il se verrait bien aux Affaires Etrangères. On s’aventure sur des noms de successeurs. Pierre Mauroy s’agace et interrompt : « Vous n’y comprenez rien ! Mon successeur, ce sera… Laurent Fabius ! ».

Le matin, au petit-déjeuner, je commente à Pierre Mauroy la copieuse revue de presse parisienne et nationale, découpée et collée dès l’aube par le service de presse. Il me laisse jeter un œil sur les feuillets sans en-tête (dans mon souvenir) que, chaque matin, les RG lui font passer. Impression assez croustillante de soulever les toits, de regarder la vie politique par le trou de la serrure. Au bout de 15 jours, plus de feuillets à lire. « Ils vont directement chez Michel. Il ne faut pas s’habituer à lire ça. Sinon, ça rend fou ». Belle leçon.

28-29juillet. La nuit de Bani Sadr. Je dors dans la petite chambre du permanencier dans le grand lit du général de Gaulle, à côté du coffre qui contient les deux dossiers Intrusair et Piratair. Le téléphone sonne. La Défense aérienne nous informe qu’un avion iranien disant avoir à son bord l’ex-président iranien Bani Sadr (destitué le 21 juin) est entré sans autorisation dans l’espace aérien français et demande à atterrir à Roissy ! Des Mirages ont déjà décollé. Comme Cheysson avait confirmé quelques jours avant que « bien entendu, la France l’accueillerait s’il demandait l’asile politique », je ne réveille même pas le Premier ministre. Je demande aux militaires d’informer l’avion qu’il n’est pas question d’atterrir à Roissy mais à Évreux (la base aérienne des services spéciaux, souvenir de mes lectures de fana de l’aviation). L’avion accepte aussitôt. Rassurant. Je fais prévenir le préfet de l’Eure et le GIGN (que j’avais vu à l’œuvre trois mois auparavant au bout de ma rue).
Le permanencier de la Défense, par un hasard heureux, est mon vieil ami François Heisbourg. Le permanencier des Affaires Etrangères nous demande d’exiger un silence presse absolu, notamment de Bani Sadr, pour permettre à l’ambassade de France à Téhéran de prévenir et de mettre à l’abri un maximum de ressortissants français. Je demande donc au préfet de s’assurer que, dès l’atterrissage, l’avion sera dissimulé à la vue de quiconque, de vérifier qu’il s’agit bien de Bani Sadr et d’obtenir de lui qu’il s’abstienne de toute déclaration jusqu’à nouvel ordre. À 4 h 30, l’avion atterrit. Le GIGN est présent. L’empennage est immédiatement dissimulé, l’avion tiré dans un hangar. Le préfet monte à bord. À 5 heures, il m’informe que tout est ok. C’est bien Bani Sadr et il s’engage à se taire. Soulagé, je fais réveiller le Premier ministre. Et à 6 heures, la radio annonce que l’avion de Bani Sadr s’est posé à Évreux. Et à 8 h, Bani Sadr fait sa première déclaration… Nobody’s perfect.

Septembre 1981. Rentrée des classes. Nous n’avons pas trouvé d’école publique du quartier pour accueillir nos enfants. L’un se retrouve donc en nourrice à la caserne Babylone chez la femme d’un garde républicain de Matignon originaire comme moi du Cambrésis. L’autre fait sa rentrée à l’école Sainte Clotilde qui a accepté sans problème cet enfant de socialistes ! Quelques semaines plus tard, apprenant que Madame Mauroy ouvrait Matignon aux visites le samedi, la directrice nous envoie une classe complète car jamais Matignon n’avait été ainsi accessible aux gens du quartier. En arrivant, les enfants croisent Pierre et Gilberte Mauroy qui partent pour Lille. On pose sur le perron. Le photographe de Matignon immortalise la scène. Le lundi, Brigitte adresse une vingtaine de
photos à la directrice. Aucun retour. Des mois plus tard, à la fête de l’école, elle demande à la directrice si elle avait bien reçu les photos et les avait données aux parents. « Oh non, je n’ai pas osé ! ». Peut-être y avait-il parmi les parents la dame que j’avais entendu expliquer à une autre maman que Madame Mauroy achetait ses Mercedes par paire chez le même concessionnaire belge qu’elle-même….

Octobre 1981. Congrès de Valence. Discours de Pierre Mauroy. Quelques jours plus tard, le Premier ministre intervient devant le CNPF. Par paresse (et par malice ?) des rédacteurs, la partie économique de son discours est constituée des feuillets mêmes qu’il avait utilisés à Valence ! Bel exemple de refus du double discours.

Février 1982. Discours de Pierre Mauroy devant la FEN. Il est nécessairement tenu par le cadre de la Constitution et des lois existantes. Je lui propose une formule, qu’il accepte : « Dans la République, il y a deux écoles. Mais il n’y a qu’une école de la République ! ». Applaudissements. Bien sûr, cela ne réglera rien pour les ultras des deux bords.

Mars 1982. Dans son bureau, échange tendu entre Pierre et son dircab. Le ton monte. À un moment, Pierre Mauroy rappelle sèchement : « Monsieur le Directeur, le Premier ministre, c’est moi ! ». Ambiance.

Juin 1982. Pendant que François Mitterrand reçoit le G7 à Versailles, l’équipe de Matignon rédige à l’attention du Président une note (d’avertissement) économique dont la teneur et les préconisations sont assez éloignées du faste royal déployé à quelques kilomètres de là. En l’absence ce jour de Thierry Pfister, je me trouve chargé de remettre en forme ce qui sera une lettre du Premier ministre au Président. La « parenthèse » de la rigueur s’annonce.

Mars 1983. Remaniement. Gaston Defferre quitte l’Intérieur. Mais il veut être logé dans un hôtel ministériel à sa mesure. Marceau Long déboule dans la salle à manger à l’heure du petit-déjeuner : « Monsieur le Premier ministre, je dois vous informer que ce matin, à 7 heures, Monsieur Gaston Defferre s’est emparé de l’Hôtel de Clermont ». Rire de Pierre Mauroy : « Il n’était pas armé au moins ? Parce que vous savez, Monsieur le Secrétaire général, en 1944, il a conquis sa mairie les armes à la main… avec des gros bras ! ».

Non daté car si courant. Pierre Mauroy reçoit, en retard comme souvent et trop longtemps comme toujours, un visiteur. Il faut partir. Le cortège est prêt dans la cour. Courageusement, on envoie l’aide de camp, à plusieurs reprises, dans le bureau pour rappeler à l’ordre l’incorrigible patron. À la troisième tentative, Pierre, hilare, regarde le beau capitaine et s’exclame : « Ah vous, alors, vous
êtes rigolo ! ». Le parachutiste de Kolwezi en reste sans voix.

Cuisine interne. Aujourd’hui, un ministère est devenu son propre média : il peut être lu directement et son site est visité par des (centaines de) milliers de citoyens. Mais en 1981-1984, la diffusion des communiqués de presse dépend au premier chef des deux agences de presse installées à demeure à Matignon. Scène classique : un conseiller descend au service de presse avec un communiqué aux termes soigneusement pesés par d’illustres membres du cabinet et parfois même corrigé de la propre main du Premier ministre. L’agencier parcourt rapidement (c’est urgent !), souligne par-ci (« ça c’est nouveau »), biffe allégrement par-là (« ça, on l’a déjà passé ») et réduit de moitié le précieux texte pour en tirer la dépêche d’agence qui, pour les journaux et les lecteurs, deviendra « le communiqué de Matignon » puisque personne n’entendra plus parler du texte d’origine ! Pour tenter de remédier à ce biais, en 1982, j’ai (ou plutôt je vole dans le magazine Elle) l’idée des fiches cuisines hebdomadaires à découper que le SID adressera pendant des années à un gigantesque fichier d’élus locaux et de décideurs économiques et sociaux. Le système a duré jusqu’à l’arrivée d’internet dans les ministères, qui a effacé la seule trace visible de mon existence ministérielle… Sic transit.