François Gros


« La relance de la recherche française après 1981 »

François Gros

C’est une tache émouvante pour moi que celle d’évoquer, à travers ces quelques lignes, les activités qui furent les miennes, il y a près de quarante ans, en ma qualité d’ancien conseiller auprès du Premier Ministre, Pierre Mauroy. J’éprouve cependant quelque inconfort face à cette évocation. Outre les failles qui ne manqueront pas d’entamer mes souvenirs, je crains d’être bien en retrait de l’immense respect, comme de l’admiration, et même de l’affection, qui furent et demeurent les miennes, pour un des hommes qui sut, sans doute le mieux concilier la générosité, l’intelligence et l’engagement politique !

Mon entente avec Pierre Mauroy fut ancienne ! Elle précéda mon activité à Matignon. Je connaissais en effet le maire de Lille lorsqu’il présidait le conseil de l’Institut Pasteur de cette grande ville du Nord (dont mon père était d’ailleurs originaire !) Je me trouvais être pour ma part, directeur général de l’Institut Pasteur de Paris et à ce titre, je prenais part régulièrement aux séances organisées lors des réunions du conseil d’administration de l’IP Lille. Les occasions d’échanges entre Mauroy et moi au sujet des recherches menées dans les deux instituts étaient nombreuses. Elles nous rapprocheront souvent pour évoquer les missions des deux instituts, leurs spécificités, ainsi que les projets ou programmes de formation s’y rattachant et susceptibles d’être développés « en commun » ! Les circonstances qui entourèrent la demande que me fit P. Mauroy de devenir l’un de ses conseillers « directs » après sa nomination en qualité de Premier Ministre, méritent d’être évoquées ! Elles coïncidèrent avec l’une des cérémonies d’accueil, à l’Élysée, du nouveau chef d’État, François Mitterrand ! Une foule nombreuse se trouvait repartie de part et d’autre d’un imposant couloir ! J’étais du nombre, le Professeur Jean Hamburger de l’Académie de médecine se tenant à mes côtés. Pierre Mauroy, fraîchement nommé Premier ministre du nouveau gouvernement arrive enfin, emprunte la haie d’Honneur, salué au passage par maintes personnalités ! Parvenu à mon niveau, il me reconnaît, s’avance vers moi, « Parfait, dit-il, je vais économiser un timbre ! Acceptez-vous de devenir conseiller dans le cabinet que je constitue à Matignon ? » Il se passe alors un événement inattendu ! Avant même de répondre, le Professeur Hamburger me devance en quelque sorte, en déclarant : « Il accepte ! » Je m’apprête à compléter son propos quand parvient une clameur : « François Mitterrand vient d’arriver ! » Ce qui a pour effet de couper court aux commentaires que je m’apprête tout naturellement à faire, suite à l’intervention pour le moins spontanée et quelque peu « incisive » de mon confrère Hamburger ! « Bien ! Fait Mauroy, mais il faut que je me hâte ! » Et il poursuit son chemin pour gagner le lieu officiel destiné à l’accueil du nouveau chef d’État et des membres du gouvernement ! « Pardonnez-moi ! » fait Hamburger, j’ai voulu témoigner de l’intérêt qu’attachent vos confrères, à ce que vous occupiez un poste de haute responsabilité pour plaider une fois de plus, la cause de la Recherche. » Je le rassure (bien que me sentant quelque peu frustré). D’ailleurs, nous sommes attendus, Hamburger et moi, à un déjeuner qui ne tarde pas à être annoncé. Tout à mes pensées, je me promets d’explorer plus avant les charges et responsabilités qui s’attachent aux activités d’un conseiller à Matignon. De retour chez moi, un courrier officiel m’attendait confirmant ma nomination en qualité de « Conseiller » auprès du Premier ministre !

Quelques jours après, le directeur de cabinet de Pierre Mauroy, inquiet de mon absence rue de Varenne, m’appelle en me demandant de rejoindre le bureau qui m’avait été dévolu, dans les délais les plus brefs, ce que je m’emploie à faire pour apprendre à mon arrivée, que l’ancien bureau de Léon Blum, véritable lieu d’apparat, « m’a été réservé » ! Trop imposant, objet de nombreuses visites commentées, ce « bureau-musée » m’honore mais n’est guère très propice à la concentration. Un peu plus tard, à ma demande, je serai relogé rue de Varenne, dans un bureau plus modeste mais plus opérationnel ! Peu à peu, j’allais prendre connaissance de mon impressionnant entourage ; directeur de cabinet, conseillers, chargés de mission, secrétaires, etc. (sans oublier les gardes républicains !) et assister aux diverses séances destinées à mettre en œuvre des dispositifs résultant des mesures générales souhaitées par Mitterrand ou par certains de ses ministres. Nombre de ces séances étaient présidées par Pierre Mauroy lui-même. De surcroît, se tenaient également à Matignon, des réunions dites « interministérielles » dans des domaines divers dont certains me concernant plus directement (Recherche, Santé, Enseignement, ou autres…) sortes de réunions de travail dont les conclusions, lorsqu’elles revêtaient une importance particulière étaient communiquées au Directeur de Cabinet, lequel en tenait informé le Premier Ministre.

Il n’était pas rare que des représentants du monde scientifique (de l’Institut Pasteur, des Universités ou du Collège de France) cherchent à établir des contacts directs avec moi en vue d’informations, pour soumettre des projets susceptibles de stimuler la recherche au sein des grands organismes, ou encore, de développer des relations internationales. Ainsi, mon activité générale à Matignon apparaissait-elle comme liée à celle d’une grande équipe, du moins virtuelle, destinée à mettre en œuvre des projets originaux, dans des domaines issus des nouvelles orientations, voire des directives émanant des positions exprimées par le chef de l’État, projets en conformité avec le renouveau de la pensée politique et sociale. Pourtant, cette apparente régularité dans ma vie de conseiller n’allait pas tarder à se transformer ! Il me faut à ce stade faire retour à certains de mes premiers contacts et échanges avec le « candidat Mitterrand » lui-même !

En effet, lorsqu’il était en campagne, François Mitterrand, quelques mois avant les élections, m’avait téléphoné pour me demander, ex-abrupto, si je serais éventuellement disposé à devenir son conseiller ! J’avais exprimé un intérêt poli pour sa proposition, sinon un acquiescement définitif partagé entre mon adhésion aux idées socialistes et ma méconnaissance des implications d’une telle mission ! Quelques mois avant son élection à la tête du pays, je devais le rencontrer à nouveau lors d’un déjeuner chez Jack Lang. Il m’avait alors fait part de son intérêt à la lecture de l’un de mes articles parus à la « Documentation française » sur l’avenir des biotechnologies en Europe, résultat d’une demande de Giscard d’Estaing. Celui-ci (alors chef d’État) avait découvert, lors d’un voyage à l’étranger, qu’on pouvait tirer un parti important de nouvelles technologies du vivant ! Mitterrand qui était présent au déjeuner chez Lang m’avait exprimé son grand intérêt évoquant à nouveau avec insistance l’éventualité d’une importante mission sur l’avenir scientifique du pays, en insistant : « Vous êtes exactement l’homme qu’il nous faut ! Nous avons besoin de votre avis critique sur l’avenir de la recherche, au sein du Parti socialiste ».

Quelques semaines après mes débuts à Matignon il me téléphona à nouveau ! Je compris alors qu’il me faudrait désormais partager mon travail et mes éventuelles missions entre ce qui incluait les charges liées à Matignon et les demandes directes (!) que m’adressait François Mitterrand ou son cabinet ! Cette situation allait en effet s’avérer quelque peu complexe ! Ainsi fus-je amené, par exemple, à accompagner Mitterrand dans certains de ses déplacements officiels à l’étranger ! Tel fut le cas lorsqu’il se rendit à Tokyo pour renouer des liens d’échanges variés avec le Japon d’après-guerre et pour rencontrer l’empereur Hirohito lui-même dans son palais impérial à Tokyo ! Un peu plus tard, il me chargea dans cette même ligne, d’une mission directe auprès du Premier ministre japonais lequel connaissait bien la France et avec lequel j’ai pu établir certains liens d’amitié. Ce fut également le cas avec le ministre des Finances. Un peu plus tard, François Mitterrand me confia le soin d’organiser au château de Rambouillet une réunion internationale consacrée à la bioéthique.

Enfin, en d’autres circonstances il me consulta pour préparer sa rencontre avec Margaret Thatcher dans le cadre européen sachant qu’elle était une scientifique connue du monde des biologistes. Mais mon activité en tant que membre du cabinet Mauroy allait connaître une inflexion majeure, en relation étroite, cette fois-ci, avec ma propre activité professionnelle, car s’inscrivant dans le cadre de la nouvelle politique nationale en faveur de la Recherche ! En effet, élu chef de L’État le 10 mai 1981, François Mitterrand n’allait pas tarder de marquer l’importance qu’il attachait aux sciences et aux technologies en créant, pour la première fois, un véritable « ministère d’État » s’y rapportant ! La responsabilité fut confiée par Pierre Mauroy à Jean Pierre Chevènement. Or, Chevènement et moi nous connaissions bien ! Nous avions précisément noué des liens concernant le projet de renouveau de la recherche scientifique à la faveur de fréquentes visites à l’Institut Pasteur où il venait fréquemment me rencontrer pour discuter d’importantes questions à caractère scientifique. Une fois nommé Ministre d’État, nos contacts se renforcèrent et je tenais informé le
Premier ministre des principaux projets évoqués. Nous discutions d’ailleurs souvent des mesures qui nous apparaissaient nécessaires à une « relance » de la recherche scientifique au niveau national.

Même si, à l’époque de Pierre Mendès France, et à travers le « colloque de Caen » (dont Jacques Monod et André Lichenorivitch avaient été les grands animateurs) le renforcement de la recherche avait été l’un des thèmes principaux des préoccupations (1956), et si des hommes, comme Pierre Aigrain, physicien réputé (ancien secrétaire d’État à la recherche sous le gouvernement R. Barre), s’étaient déjà investis pour un essor nouveau des sciences et des technologies, la période précédant 1981 avait cependant connu un véritable « essoufflement » dans la politique et le financement de la recherche française. L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 et les déclarations du nouveau chef d’État, suivies de la création, par François Mitterrand et Pierre Mauroy d’un « Ministère d’État à la Recherche et à la Technologie » illustraient désormais le « souffle » nouveau que la gauche entendait apporter au développement des sciences et à leurs applications. Mais quelle politique et quelles mesures concrètes convenait-il d’arrêter en priorité ? Je fus consulté sur ce point. Ancien chercheur du CNRS, directeur général de l’Institut Pasteur, Professeur à la Sorbonne puis au Collège de France, affilié au syndicat des chercheurs du CNRS, j’étais censé avoir une vision, assez précise du problème. Au cours de discussions avec des collègues scientifiques, j’avais fait valoir que les chercheurs « eux-mêmes » étaient peu consultés, peu écoutés et au fond, pas « en phase » avec le public ! En effet, si ce dernier attachait une importance « formelle » aux sciences il semblait rebuté, a priori, par les discussions qui s’y rapportent, arguant, de I’ « ésotérisme » scientifique. De surcroît, il n’entrevoyait pas bien la démarche ni les objectifs concrets qui pouvaient s’imposer. Si cette réserve était sans doute moins marquée pour ce qui concerne les applications des sciences, en revanche, les technologies nouvelles pouvaient être la source de préoccupation ; voire de craintes au sein du public (certains pensant aux applications militaires, d’autres aux effets potentiels sur l’environnement ou encore à l’intrusion de démarches à caractère eugénique, issues des nouvelles « avancées » en génomique !) D’une manière générale la recherche apparaissait souvent comme relevant d’un monde, certes important et respectable, mais souvent, impénétrable, et générant d’importantes dépenses publiques ! Or, pour encourager la recherche, dans le nouveau contexte politique, ne valait-il pas mieux commencer par « écouter les chercheurs eux-mêmes » et ainsi, rétablir le dialogue au niveau national avant d’arrêter de nouvelles dispositions. Il importait de bien comprendre leurs objectifs, de décrypter leur « langage » bref, de rapprocher directement les scientifiques eux-mêmes, le public et le monde des Entreprises et des décideurs ?

De là, naquit, chez moi, l’idée d’un grand colloque national, ou seraient débattu, sans fard, de l’état de la recherche (française mais aussi internationale) dans un esprit de totale ouverture aux questions et attentes du public et des chercheurs en activité. Seraient discutés des problèmes de tous ordres rencontrés par le monde scientifique, sans oublier les immenses perspectives d’applications issues des différents domaines scientifiques, ainsi que de leurs retombées sociales et économiques, voire éthiques ? Dans un premier temps, je décidai de consulter à ce propos certains confrères, eux-mêmes scientifiques. Un petit groupe de concertation se forgea et prit l’habitude de se réunir avec moi, de manière informelle, le plus souvent dans mon bureau à Matignon. Ainsi naquit l’idée d’un colloque national dont on commença à imaginer les modalités et le contenu. Deux scientifiques, au demeurant proches amis, jouèrent dès les premières réflexions un rôle majeur : le physicien Pierre Papon et le sociologue Philippe Lazar directeur de l’INSERM (dont l’épouse, elle-même biologiste, avait travaillé dans mon laboratoire de recherche). Des échanges se tissèrent également avec des scientifiques étrangers. Peu à peu, le projet gagna en ampleur et reçut un accueil favorable auprès du ministère Chevènement car il s’inscrivait bien dans les idées nouvelles impliquant une relance générale de la recherche scientifique dans la mouvance de l’époque.
Pierre Mauroy, informé parmi les tout premiers, donna son accord. Toutefois se posa le problème des « régions ». En effet, pour que le colloque ait un caractère national, il convenait de ne pas mobiliser le seul cadre « parisien » et d’associer à sa conception, l’ensemble des régions de France ! Avec l’accord de Mauroy, la tenue d’un colloque national « Recherche et Technologie » fut officialisée et il fut décidé que la plupart des régions de France se consacreraient à sa préparation au cours « d’assises régionales de la recherche et des technologies » et, qu’il en serait de même dans les DOM-TOM ! Fort de cette puissante préparation à l’échelle nationale, le colloque devait se tenir à Paris en janvier 1982. Il fut inauguré par François Mitterrand et Pierre Mauroy en tira les conclusions générales. Pour ma part, j’avais été nommé président du comité d’organisation. Philippe Lazar en fut le rapporteur général et Michel Gallon, un sociologue de l’école des Mines, en développa les conséquences socio-économiques. Le colloque national « Recherche et Technologie » connut un grand succès ! Il devait déboucher, en juillet 1982, sur le vote de « la loi de programmation et d’orientation de la recherche », avec ses deux composantes principales : un accroissement progressif du financement public (passage graduel de 1,8 à 2,5 % du PIB) et une nouvelle désignation et organisation des « missions » dévolues aux grands organismes de recherche (création des EPST, ou [Établissements Publiques à caractère scientifique et technique] correspondant par exemple aux missions du CNRS de l’INSERM etc. et des EPIC, [Établissements à caractère industriel et commercial] représentés, par exemple, par l’INRA [Institut National de la recherche agronomique].

En résumé, c’est sous le mandat de Pierre Mauroy que fut réalisée une véritable « relance » de la recherche scientifique et technique en France. Pour ma part, je suis demeuré attaché au cabinet du Premier ministre en qualité de « conseiller » jusqu’au terme de son mandat [1984]. J’ai été « rappelé » par son successeur à Matignon, Laurent Fabius, lequel occupa le fauteuil de Premier Ministre [de 1984 à 1986]. Pour autant, mes liens avec Pierre Mauroy à l’issue de son mandat de Premier Ministre, se sont maintenus de façon étroite [jusqu’à sa disparition en 2013] à travers de nombreux échanges épistolaires et de fréquents déjeuners en tête à tête auxquels il voulait bien me convier et au cours desquels nous évoquions le passé à Matignon ainsi que le présent et l’avenir !