Jean de Kervasdoué


« La gauche croyait aux forces de la raison »

Jean de Kervasdoué

Comme pour tout militant du PS, la victoire de François Mitterrand fut une fête. Je partageais ma joie avec, notamment, Edgar Pisani. Nous étions liés depuis 1966 alors que je n’étais qu’un élève de l’Agro et qu’il était « mon » ministre. Au cours de notre conversation, il me fit savoir qu’il serait nommé Commissaire européen et me dit aussi : « Jean, il faut absolument que vous les aidiez, les socialistes ne connaissent rien à l’agriculture ! » J’étais à l’époque le directeur du centre de prospective de ce ministère. « Je vais téléphoner au directeur de cabinet de Pierre Mauroy, il a été mon collaborateur. » Ainsi, dans la demi-journée, je fus reçu par Robert Lion qui sortit du bureau en me disant : « Je vais vous recevoir avec un Lillois ». Je découvrais Michel Delebarre. Après une demi-heure d’entretien, je revins à mon bureau situé aussi rue de Varenne, le téléphone sonnait.
« Allo, ici Robert Lion, nous sommes très heureux de vous accueillir au cabinet du Premier Ministre,
— J’en suis très honoré, mais je commence quand ?
— Tout de suite. »

En faisant mes cartons, de nouveau le téléphone sonne. Yannick Moreau, à l’époque secrétaire générale de l’Élysée, me demandait si je ne voulais pas rejoindre l’équipe du Président de la République. Je lui répondis que je venais d’accepter d’aller à Matignon. En effet, au sein du PS, je me sentais plus proche du courant de Pierre, que pourtant je ne connaissais pas.

Je découvre donc la fonction et le bureau du conseiller agricole, un bureau totalement vide et une secrétaire terrifiée. Cette merveilleuse assistante, me dira le lendemain de cette première rencontre, soulagée : « Monsieur, vous êtes bien élevé ! ». Elle devait se sentir menacée par l’arrivée des Rouges.

Le premier contact avec Pierre Mauroy fut bref, formel et intimidant. Mais, j’ai vite appris à le connaître et à dépasser sa réserve, voire sa timidité.

À Matignon, comme la fonction l’exige, j’étais pris entre « ma » ministre (Edith Cresson) et l’équipe économique et financière du cabinet dont je partageais les convictions. Or, dans le programme agricole du Parti Socialiste, il était écrit que seraient créés des « offices fonciers », autrement dit que l’État achèterait de la terre. J’étais opposé à cette idée parce que, à l’époque, le prix de l’hectare baissant, on allait faire ainsi faire monter les cours, mais aussi et surtout parce que la presse et l’opposition n’auraient pas manqué de souligner que l’on créait des kolkhozes. Nous avions déjà suffisamment de problèmes.

Edith connaissait ma position et bien entendu en parla à Pierre :
« Kervasdoué est un réac ; ses parents ont de la terre… »

Je remarquais que tout cela était vrai, mais en deux minutes il décida : c’était « non », « pas d’offices fonciers ». Toutefois, pour sauver la face des partisans de cette politique, l’État rachètera les terres du Larzac qui avaient été vendus à des associations pacifistes.

En juin 1981, eut également lieu une violente manifestation des vignerons du Midi. Certains d’entre eux avaient en effet déversé du mazout dans les cuves d’un pinardier italien. Nous les avions poursuivis ce qui n’avait pas été fait depuis 1936. « Nous étions complètement fous », selon les dires du Préfet de l’époque. Pierre tenait à l’ordre républicain. Trois semaines plus tard, après de violentes manifestations, la paix des braves fut néanmoins signée à Matignon.

Avec Pierre, nous venions de toucher du doigt le fossé idéologique qui séparait les socialistes du nord et ceux du midi.

Pierre était attentif à ses collaborateurs, aussi quand en septembre Pisani vint dîner à Matignon, il m’invita. Nous étions quatre. Ils se revoyaient pour la première fois.
« Pierre, dis-moi, c’est comment d’être Premier Ministre ? lui demanda Pisani. »
Pierre, en confiance, répondit longuement et parla de la solitude du pouvoir, mais surtout des questions internationales et notamment de l’évolution préoccupante de l’URSS, de la fragilité du chancelier allemand… J’étais fasciné par la profondeur de ses analyses, sa connaissance des enjeux internationaux et par sa sensibilité quand il évoquait avec finesse la personnalité des grands de ce monde.

Quand, en novembre 1981, à la demande de Jack Ralite, qui savait que ce ne serait pas un communiste, je fus pressenti pour prendre la direction des hôpitaux au ministère de la Santé, il me demanda de passer le voir : « Jean, je le savais, mais j’avais oublié que la santé vous passionnait et que vous avez depuis plus de dix ans travaillé sur ce sujet. Vous allez vous occuper de tout ce qui compte : l’argent et les nominations et votre décret de compétence sera préparé en ce sens. » Je quittais donc avec regret cette équipe merveilleuse, soudée, avec laquelle j’ai beaucoup travaillé, mais aussi beaucoup ri. Un bonheur. Dans le partage entre la direction générale de la Santé et la direction des Hôpitaux, je prenais la part du lion ce qui plaisait fort peu à Jack Ralite, car il soutenait le DGS récemment nommé. En effet, Jacques Roux, brillant et sympathique professeur de virologie de la faculté de Montpellier, était aussi et surtout, un membre important du comité central du Parti communiste.

Je retournais souvent à Matignon après cette nomination. J’y avais des amis, comme on en fait peu au cours d’une vie et qui, quarante ans plus tard, sont toujours là. J’aimais Marie-Jo Pontillon et appréciais ses conseils. Quant à Pierre, il m’accueillait et me soutenait. Ce fut notamment le cas, en février 1982, lorsque mon ministre déclara aux directeurs d’hôpitaux que sa politique était d’appliquer immédiatement les 35 heures dans les établissements hospitaliers. Or nous en étions incapables faute d’argent et de personnel. En outre, déjà, la moyenne de la durée réelle du travail dans les hôpitaux n’était pas de 39, mais de 37 heures. Pierre me soutint contre mon ministre. Je préparais une circulaire, passait la déposer chez Jacques Ralite. « Posez-la sur mon bureau, me dit-il. »
Il la signa dans la soirée.

Ensuite, plus tard, alors qu’il avait quitté Matignon, Pierre nous reçut, Anne et moi, à Lille. Il nous fit visiter sa ville pour laquelle il avait une passion et qu’il a transformé. C’était un oncle bienveillant, attentif, généreux, fin. Ce fut un honneur et un plaisir de travailler pour lui. Il a marqué ma vie et me fait notamment regretter cette époque où la Gauche croyait encore aux forces de la raison.