« Une chaude première journée »
Jean Peyrelevade
Après le congrès de Metz, lourdement perdu par Pierre Mauroy et ses amis au printemps 1979, Henri Guillaume et moi-même, les deux conseillers économiques du futur Premier Ministre, décidâmes d’un commun accord de nous retirer progressivement du jeu. Le programme économique du parti, rédigé par Laurent Fabius et Jacques Attali, nageait dans l’irréalisme, pour ne pas dire la démagogie. À quoi pouvions-nous servir, si l’illusion devenait la valeur à la mode ? Pierre lui-même nous rattrapa par le col : « Assez boudé, les amis, j’ai besoin de vous ». Entre les deux tours de l’élection présidentielle, il nous invita d’autorité à un déjeuner où étaient réunis une douzaine de ses amis les plus proches et nous accueillit de manière chaleureuse. Les choses devinrent très sérieuses après l’élection de François Mitterrand le 10 mai 1981. Pierre nous invita à dîner au Petit Riche le jeudi 14 mai, avec Michel Delebarrre, Jean Deflassieux et Marie-Jo Pontillon. Nous comprîmes rapidement qu’il allait devenir Premier Ministre : « Michel, dit-il, s’occupera des questions de défense et de sécurité et continuera à faire la liaison avec Lille, Jean, tu seras directeur-adjoint de cabinet et Henri conseiller pour l’économie ». « Et le directeur de cabinet ? » dit l’un de nous. « Il faut qu’on le choisisse ensemble », répondit-il simplement. Nous n’avions jamais, absolument jamais, discuté de ces questions auparavant.
Cette nuit-là, je dormis fort mal. Dès le lendemain matin, je m’occupai de la constitution de ma future équipe. J’appelai Philippe Lagayette au Trésor et lui proposai de nous rejoindre. Il me répondit de manière légèrement ironique qu’il avait mieux à faire (il devint directeur de cabinet de Jacques Delors), mais me mit gentiment en contact avec Daniel Lebègue, avec lequel je commençai à échanger. Quelques jours après, je rencontrai Bernard Brunhes, camarade de promo à l’X avec lequel je m’entendais bien, qui allait prendre la tête de notre équipe sociale.
Depuis dix ans, je travaillais à la direction des Affaires Internationales du Crédit Lyonnais où, du négoce aux grands projets, j’avais appris à financer les échanges internationaux sous toutes leurs formes. J’avais en outre été responsable du service des changes, qui s’assurait du respect par nos clients de la réglementation correspondante. Autant dire que j’avais depuis plusieurs mois des signaux d’alerte sur les sorties continues de capitaux et la faiblesse du franc sur les marchés. Daniel Lebègue, de par ses fonctions au Trésor, avait quotidiennement accès aux données de la Banque de France concernant l’état des réserves et les fuites de capitaux. Une rapide conversation avec lui me confirma que nous étions au bord du désastre. Je lui demande une courte note sur le sujet avec les principaux chiffres, que je complète d’une remarque bien connue de Pierre puisque nous avions déjà échangé à plusieurs reprises sur le sujet : aucune dévaluation ne peut réussir sans mesures d’accompagnement, nécessairement restrictives. Ce n’était guère dans l’air du temps…
Le 21 mai, jour de la passation de pouvoirs, je réussis à transmettre la note à Pierre (qui vient officiellement, une heure avant, d’être nommé Premier Ministre) pendant le grand déjeuner de gala qui se déroule à l’Élysée. Il y a urgence à trancher. D’autant que, suivant les mauvaises traditions de la gauche, les conseils en sens inverse se multiplient. J’ai toujours été étonné que des hommes politiques de réputation nationale, attachés à la grandeur du pays, puissent considérer la dévaluation, aussi forte que possible, comme un acte de souveraineté. Que Jean-Pierre Chevènement d’un côté, Michel Rocard de l’autre (tous deux prétendant comprendre l’économie mieux que d’autres) se rejoignent sur ce rare point de convergence est pour moi la marque des difficultés structurelles de la gauche de gouvernement. Pour ma part, je n’ai alors pas d’inquiétude : je sais quelle est la pensée de Pierre sur le sujet.
À 16 heures, je suis à Matignon, seul membre du nouveau cabinet avec Marie-Jo Pontillon dans mon souvenir, pour la passation de pouvoirs. Pierre arrive, puis Raymond Barre. Celui-ci, que j’ai eu comme professeur d’économie à Sciences Po, a la bonté de s’en souvenir et me salue avec cordialité. Les deux hommes passent un bon moment seuls dans le bureau dévolu au Premier Ministre, pendant que j’attends dans l’antichambre. Puis ils sortent, souriants et se séparant de façon presque amicale. « Eh bien, Monsieur le Premier Ministre, je vous souhaite bien du courage ! » s’exclame Raymond Barre en partant.
Pierre nous quitte aussitôt pour se rendre à la cérémonie au Panthéon. J’en profite pour commencer à explorer les lieux. La pièce qui m’est attribuée est tout au bout du premier étage, côté jardin. La vue est très belle et il y a au mur, derrière mon futur bureau, une grande et magnifique tapisserie du XVIe siècle dans le style des chasses de Maximilien. Tout cela me plaît assez. En revanche, tout est vide. Rien dans les tiroirs et les placards, ni dossiers, ni papier, ni crayon, ni gomme. Et encore moins un mot d’accueil. En outre, à part quelques militaires et gendarmes de service, il n’y a personne. Je crois comprendre que nos prédécesseurs ont recommandé aux secrétaires de rester chez elles jusqu’à ce que quelqu’un les appelle. Heureusement, le Secrétariat général du gouvernement dirigé par Marceau Long, qui occupe le rez-de-chaussée de l’hôtel Matignon, est bien présent et nous aide à résoudre nos petits problèmes logistiques.
Arrivent en fin d’après-midi Jacques Delors, qui va être nommé le lendemain matin ministre des Finances, et Pierre Bérégovoy, secrétaire général de l’Élysée. Tous deux prédisent que Renaud de la Genière, gouverneur de la Banque de France, qui doit être reçu le soir même par le Premier Ministre, convaincu que la gauche est incapable de défendre le franc, va lui remettre sa démission.
Jean-Yves Haberer, directeur du Trésor, me donne les textes préparés par ses services qui visent à renforcer le contrôle des changes (interdiction de prêts en francs à des non-résidents, accélération des entrées de devises à l’exportation, limitation des couvertures à terme à l’importation). Je lis tout ligne à ligne, apporte quelques modifications et confie l’ensemble au SGG pour réimpression immédiate et publication éventuelle au Journal Officiel du lendemain matin. Comme pour l’instant le Premier Ministre est le seul membre du gouvernement, lui seul peut le cas échéant signer l’ensemble des textes nécessaires, décrets, arrêtés et circulaires d’application. Cas unique, à ma connaissance, dans les annales de la République : il faut donc, de toute façon, changer toutes les en-têtes et les signatures !
Au cours de mes allées-venues d’une pièce à l’autre, je découvre soudain sur mon bureau un document incroyable : une note de Jean-Yves Haberer à René Monory, ministre des Finances du précédent gouvernement qui, dès le lendemain de l’élection de François Mitterrand, demande que des mesures drastiques soient prises pour limiter les sorties de capitaux. La note a été transmise pour décision à Raymond Barre qui, d’un « non » très sec, a rejeté la proposition. Mon admiration pour mon ancien professeur prend soudainement un coup brutal (entre le 10 et le 21 mai, les fuites de capitaux ont représenté un tiers des réserves de la Banque de France). Malheureusement, je n’ai pas le réflexe de garder ce papier historique avec moi et quand je repasse dans mon bureau, quelques minutes plus tard, il a disparu ! Qui me l’a mis sous le nez pour que je sois informé, qui l’a enlevé pour que je ne puisse en faire état et le produire, je ne le saurai jamais. Mais l’épisode est resté bien inscrit dans ma mémoire. Pierre nous rejoint enfin, puis Robert Lion, directeur de cabinet. Arrive
Renaud de la Genière, que le Premier Ministre reçoit bien entendu en tête-à-tête. Le gouverneur de la Banque de France ne s’attendait probablement pas aux propos de Pierre Mauroy, homme d’État en fait exceptionnel : pas de dévaluation et défense du franc. Sur la demande explicite du Premier Ministre, il accepte de poursuivre sa mission.
Le 21 mai, jour de fête ! Pierre part dîner avec son entourage proche pour discuter de l’organisation à venir. Je reste à Matignon pour achever de préparer la pile des documents à signer. Il rentre à 22 heures environ et manifeste aussitôt l’une de ses qualités les plus remarquables : une fois que l’on a réussi à le convaincre, ce qui n’est pas toujours facile, il fait confiance. Je lui explique en deux mots la substance des textes qui lui sont soumis et aussitôt, page après page, il signe sans la moindre hésitation. Tout sera imprimé par le J.O. aux alentours de minuit.
Quelqu’un fait remarquer que des journalistes attendent devant le perron. « Il faut leur parler, et leur annoncer ce que nous faisons » dit Pierre. Robert Lion, peu au fait des questions de changes, décline. Et je me retrouve en première ligne, vers 23 heures bien sonnées, en pleine nuit, dehors sous la lumière du porche d’entrée de l’hôtel Matignon, pour une conférence de presse improvisée : « Le contrôle des changes est renforcé, les mouvements de capitaux strictement limités avec effet immédiat comme vous le lirez demain au J.O. ». À l’époque, j’étais d’une timidité presque maladive, détestais parler en public et ne connaissais à peu près aucun journaliste. Par devoir, l’apprentissage fut accéléré.
Je rentrai chez moi vers une heure du matin. La première journée avait été chaude…