Thierry Pfister


« Le nous avant le moi »

Thierry Pfister

Durant ses années de règne, François Mitterrand a consacré de longues heures à dessiner sa légende, à en trouver les relais, à dévoiler à sa manière et selon son propre éclairage les parts d’ombre… Il gouvernait aussi pour l’Histoire. Pierre Mauroy était également sensible à cette dimension et attendait de moi que j’y contribue. Et je crois l’avoir fait.

Le récit de sa « vie quotidienne » à Matignon, il l’a souhaité, il l’a validé. Ce livre participait d’une construction d’image qui ne se travaille pas que dans l’instant mais exige, elle aussi, d’être ciselée sur une longue période. Il a même tenu à aider au succès. Claude Duval, qui avait été mon adjoint au secrétariat national des Étudiants Socialistes avant de voguer vers des eaux plus centristes et qui dirigeait alors un groupe d’affichage, m’avait proposé des panneaux à un tarif des plus privilégiés pour faire la promotion de l’ouvrage. En contrepartie, il souhaitait obtenir un rendez-vous avec le maire de Lille qui réglementait de manière drastique les panneaux publicitaires. Oui, en droit je sais qu’il est possible de parler de trafic d’influence. C’est du moins ce que prétend mon avocat. Je me suis donc ouvert de cette proposition auprès de Pierre Mauroy en précisant l’ensemble des dimensions. Il m’a aussitôt donné son accord.

Avant la parution du livre, avant même la remise du manuscrit à l’éditeur, Pierre Mauroy a relu le texte. Un accord tacite entre nous lui accordait en effet un droit de veto. Curieusement, les difficultés ne sont pas venues de lui. Il m’avait demandé d’adoucir – j’exagérais, jugeait-il – quelques qualificatifs, de changer quelques adjectifs. Il m’avait aussi interrogé sur le portrait de son successeur, Laurent Fabius. Il voulait vérifier que j’étais bien conscient des conséquences politicomédiatiques probables. Nous étions l’un et l’autre au clair sur ce sujet.

Celui qui a tiqué sur ces pages, qui assurèrent en effet le lancement médiatique du livre, fut… l’éditeur. Il en a même demandé le retrait. J’avais fait la connaissance de Jean-Paul Enthoven au Nouvel Observateur où, adulé par la cour, il brillait en conférence de rédaction en rapportant les derniers ragots des « cultureux », sous le regard extasié du « roi Jean ». Il en allait, avec ce portrait de Fabius, selon la règle que j’avais vue fonctionner au sein de l’hebdomadaire : pas question de se brouiller avec les puissants du jour, surtout en début de fonction. J’ai maintenu ma version du texte.

Le caractère hybride du livre n’étant un mystère pour personne, dès lors qu’il engageait au moins en partie Pierre Mauroy, certaines des règles en usage à Matignon devaient être maintenues. À commencer par éviter toute mise en cause sinon de la présidence de la République du moins de François Mitterrand. Il est d’autant plus facile d’effectuer d’opportunes impasses que la notion de « vie quotidienne » permet de sélectionner les sujets sans (trop) s’exposer au reproche de caviardage.


C’est sur ce critère que la collection avait été retenue pour mener à bien le projet éditorial. Au demeurant, si l’ouvrage est demeuré, quelques décennies durant, au programme des lectures obligatoires des étudiants de la plupart des instituts de science politique et de certaines facultés de droit, c’est en raison du décodage de la machinerie gouvernementale et non pour des appréciations
politiques.

En raison de ce devoir de réserve, il n’a pas été possible, par exemple, d’expliquer à quel point les perceptions en matière de presse étaient divergentes entre l’Élysée et Matignon. J’avais mentionné, sans pouvoir préciser, qu’à la suite de l’échec des manœuvres d’André Rousselet, directeur de cabinet du président de la République, en vue de racheter France-Soir à Robert Hersant, et pour tenter de surmonter la crise qui en avait résulté, Pierre Mauroy avait tenté de reprendre le contrôle d’un dossier dont il avait été tenu à l’écart. Dans cet esprit, à l’été 1983, j’avais engagé une série de consultations discrètes en vue de proposer à la presse écrite un nouvel équilibre économique pouvant la libérer d’une partie du fardeau financier sous lequel elle croulait. Partant du principe qu’elle gérait collectivement les approvisionnements en papier et la distribution, je proposais d’étendre cette règle à l’impression afin de décharger les titres du poids écrasant d’équipements industriels sous-utilisés. Je reprenais le concept de Robert Hersant mais, au lieu d’en faire un outil privé au bénéfice d’un groupe, j’envisageais un investissement public à la disposition de l’ensemble des titres.

Un contexte politique disons tendu, ne permettait pas de laisser filtrer pareil projet. Cela revenait à ouvrir une boîte de Pandore, à prêter le flanc à une campagne de dénonciation du collectivisme, une tentative de mainmise sur l’information et une atteinte à la liberté d’expression et à la démocratie. Nous n’avions vraiment pas besoin de cela. Les titres du groupe Hersant se seraient portés en première ligne pour des raisons autant industrielles qu’idéologiques. Le syndicat CGT du Livre risquait aussi de tousser, mais avec lui la marge de négociation était réelle. Il fallait que l’idée vienne de la presse écrite et que le gouvernement paraisse répondre à sa demande. Pierre Mauroy garantissait les financements. Il était pleinement acquis au projet. Le Monde, Le Matin, Libération auraient pu s’unir dans une démarche commune et entraîner derrière eux quelques titres régionaux. J’ai, avec précaution, mis l’idée en circulation. Les individualismes boutiquiers, les calculs de court terme, une forme de conservatisme également ont provoqué un enlisement.

Dans le même temps, le porte-parole du gouvernement, Max Gallo, permettait à son directeur de cabinet de découvrir la presse par un autre biais. Tandis que Gallo rendait compte des conseils des ministres, son collaborateur commençait à murmurer à l’oreille des journalistes. Il n’a plus jamais cessé, au point d’y obtenir le surnom de « rédac chef du Canard ». Fort de ce tropisme initial et avec cette « lucidité » si particulière qui le caractérise, François Hollande se vantait de pouvoir manipuler les journalistes. Ceci l’a conduit à conclure un pacte faustien devant lui garantir un second mandat. François Hollande a cru pouvoir prendre modèle sur François Mitterrand, mais il s’est trompé de cible.

Son prédécesseur socialiste à l’Élysée avait lui aussi consacré de longues heures à des journalistes afin de leur confier les éléments de sa légende, soit par des entretiens enregistrés, soit par des conversations étayant des ouvrages. Certes, lui non plus n’en contrôlerait pas l’usage, mais il ne se situait pas dans la perspective d’une réélection. Il visait un temps plus long, celui du récit historique et de la manière dont il souhaitait y inscrire sa trace. Il commentait et réglait l’éclairage à sa guise sur une vie bien plus qu’une carrière. Il ne commentait pas, mois après mois, l’action en cours, ce qui réduit la perspective. Mitterrand avait choisi des interlocuteurs à même de s’inscrire dans sa démarche. Hollande a dealé avec des journalistes spécialisés dans les « affaires politico-judiciaires » qui, par formation et déformation, auraient tendance à ramener le débat dans les ornières du quotidien, à tirer vers l’anecdotique plutôt qu’à ébaucher une synthèse, à enliser l’homme politique plutôt qu’à le magnifier. Il commettait une double erreur : sur la méthode et sur les interlocuteurs. Ses entretiens avec les deux journalistes du Monde resteront comme les clous du cercueil dans lequel il s’est lui-même enfermé.

Lors de la campagne présidentielle de 2002, Pierre Mauroy devait rappeler à ses camarades que les ouvriers existent et qu’il serait souhaitable de s’adresser à eux. Des ricanements, souvent peu discrets, accueillaient les ratiocinations du dinosaure. La figure du travailleur immigré avait pris la place. Un immigré n’ayant avec la réalité qu’un rapport lointain. Un immigré symbolique, non une réalité mais un symbole, un slogan, celui des petites « mains jaunes », une vague référence relevant du mythe des damnés de la terre mais dont les apologistes ignoraient pour les uns, ou feignaient d’ignorer pour les autres, les conditions de survie et la dureté dans les rapports humains qui en résulte. Quand la communication prend le pas sur le réel, c’est que nous sommes entrés en postpolitique. La réalité sociale s’éloigne et les électeurs avec elle.

L’engouement pour les primaires, organisées d’abord par la gauche puis par la droite avant les scrutins présidentiels, illustre ce phénomène de prééminence de la communication. Ce type de sélection ne satisfait qu’une sphère médiatique en quête de combats de coqs afin de booster les audiences et d’engranger des recettes publicitaires. Sauf si la primaire se borne à confirmer un choix préalable de l’appareil du parti, ce scrutin ne peut que handicaper le candidat qui en est issu. Il se trouve en situation de devoir mener campagne sans le soutien de sa machinerie partisane qui, au mieux traîne les pieds, au pire sabote. Les primaires installent des écuries constituées autour d’un prétendant, au détriment d’un travail d’élaboration et d’arbitrage collectif. La campagne publique menée accentue les fractures, exacerbe les différences, envenime les plaies. La victoire d’un groupe crée les « frondeurs » qui viendront contester sa démarche. Contrairement à l’argumentaire répété par les instigateurs de ce mode de désignation, elle ne convient pas pour arbitrer entre courants rivaux. Au contraire. Les primaires ne contribuent pas à unir, mais elles fragmentent. La base partisane des candidats se trouve fragilisée avant qu’ils entrent en campagne. Ils sont en position de faiblesse dès leur désignation. Même l’engagement minimal qui consiste, pour les candidats, à soutenir lors du scrutin présidentiel celui d’entre eux sorti vainqueur de leur confrontation n’est pas respecté.

Je pense que la carrière politique de Pierre Mauroy devait moins à une stratégie, à des calculs, qu’à un réflexe venu du fond de sa personnalité. Il était loyal dans un univers où cette qualité n’a pas pignon sur rue. À ceux qui m’opposeraient ses renversements d’alliance lors des congrès d’Épinaysur-Seine en faveur de Mitterrand, ou de Metz en s’opposant à lui, je répondrais qu’il s’agissait de choix politiques. Il est naturel qu’ils évoluent en fonction du contexte. Du rapport des forces, m’auraient dit Mollet puis Mitterrand lorsqu’ils tentaient de faire mon éducation.

Les communistes ont découvert la loyauté de Mauroy à l’occasion des élections législatives de mars. Ils avaient accepté, en décembre 1966, de ne pas lier un désistement réciproque en faveur du candidat de gauche arrivé en tête au premier tour à la conclusion d’un accord de gouvernement. Ce compromis entre le PCF et la FGDS2 prévoyait des « cas particuliers » dans lesquels, pour garantir la victoire de la gauche, les communistes retireraient leur candidat, même arrivé en tête au premier tour. Pierre Mauroy faisait partie de ces privilégiés. Les socialistes étant ce qu’ils sont, quatre cas d’indiscipline par rapport à l’accord électoral de décembre 1966 avaient été constatés : dans l’Indre, le Lot et le Rhône mais aussi dans le Nord, à Saint-Amand-les-Eaux. À la surprise des dirigeants socialistes et surtout des communistes, Pierre Mauroy a fait le sacrifice de l’ouverture de sa carrière parlementaire. Il a rendu au PCF la candidature de second tour dans sa circonscription et s’est retiré. Il entendait équilibrer la situation dans le Nord et faire en sorte que la parole collective donnée soit respectée. Il faisait passer le nous avant le moi.

Le secrétaire général du PCF, Waldeck Rochet, a salué le geste en déclarant que jamais le parti communiste n’oublierait cette attitude. Pour une fois, l’image traditionnelle de trahison liée à la social-démocratie dans l’imaginaire communiste cédait le pas à celle d’une loyauté allant au-delà de l’usage courant. Une part de l’autorité dont Pierre Mauroy bénéficiait vis-à-vis des communistes a découlé de cette décision. Au nombre des reproches qui ont été adressés à « la vie quotidienne » lors de sa sortie en librairie figurait le fait que rien n’y était dit sur les relations avec le parti communiste. Il n’y avait rien à en dire, ou si peu. Le dialogue était constant, avec le parti à travers les ministres comme avec la CGT par le biais de Henri Krasucki. Si la situation avait pu être aussi limpide avec les socialistes…

Le respect de la parole donnée a servi de socle, des siècles durant, à des sociétés où l’écriture n’était maîtrisée que par une mince classe de clercs. Pour trop d’élus et de responsables politiques, la carrière passe avant toute autre considération. En 2017, Manuel Valls n’a pas été capable de respecter la règle d’un jeu auquel il s’était librement prêté. Il a failli à sa parole de soutenir le candidat qui sortirait vainqueur de la primaire du PS. Moins d’un an auparavant– une éternité dans le discours politique – il jouait les grandes âmes en dénonçant le comportement d’Emmanuel Macron, sa démission du gouvernement et le lancement d’En Marche ! : « La loyauté, c’est une valeur. C’est l’engagement d’une vie, on ne peut pas trahir, on ne peut pas être déloyal.». Propos d’expert.

Faire passer le nous avant le moi. C’est la raison profonde, viscérale, pour laquelle ne pas appartenir à la majorité du parti constituait un déchirement pour Pierre Mauroy. Cela lui est parfois arrivé, mais toujours à contrecœur. Il refusait de se distinguer dans une aventure individuelle. Tout avait été dit avec le titre de son livre Héritiers de l’avenir. Qui se sent dépositaire d’une aventure collective ne peut envisager sans états d’âme une escapade individuelle. Lors de la guerre des « chapeaux à plume » de l’UMP, opposant en 2012 Jean-François Copé et François Fillon, le maire de Marseille, Jean-Claude Gaudin, avait mis en garde : « Moi je suis assez légitimiste et je suis assez respectueux des règles, des statuts du parti. D’ailleurs, François Fillon devrait se souvenir d’une chose : c’est Léon Blum qui disait : “On n’a jamais raison contre son parti”.»

Faut-il que cet écho de la voix de Blum, de la voix de la raison, vienne de droite? Combien de lider maximo la gauche va-t-elle abriter pour son malheur?