Gilbert Veyret


« Une fidélité et une abnégation rares dans le milieu politique »

Gilbert Veyret

Je me souviens ! Du calme imperturbable du Secrétaire général du gouvernement — c’était Marceau Long — nous expliquant, tard dans la soirée, les subtilités des procédures interministérielles. Il jetait toutefois un regard, un peu inquiet, sur la pile impressionnante de parapheurs qui s’accumulaient, les premiers jours, sur le bureau du Premier ministre. Les équipes permanentes de
Matignon, secrétaires, chauffeurs, gendarmes, chargés de mission nous trouvaient un peu brouillons, mais gentils et moins arrogants que nos prédécesseurs. Nous n’étions pas (encore ?) des habitués des fastes et commodités du pouvoir.

J’étais censé m’occuper des relations avec la presse. Mais la gauche, frustrée depuis si longtemps de l’exercice du pouvoir, avait accumulé un besoin d’expression incoercible. Chaque élu et dirigeant socialiste était une source d’informations. Pas toujours cohérentes entre elles. Nous étions la vigie. Mais nous ne voulions pas être taxés de « centralisme bureaucratique ». C’était une époque heureuse pour la communication gouvernementale. Il y avait très peu de relais d’information, même si nous avions autorisé les radios libres qui nous en étaient plutôt reconnaissantes. Une petite vingtaine d’interlocuteurs, formés avec une certaine rigueur journalistique, permettaient d’irriguer l’ensemble des médias, qui se contentaient, le plus souvent, de reproduire des dépêches d’agences. Je n’ose imaginer les difficultés de nos lointains successeurs confrontés aux millions d’émetteurs d’opinions péremptoires, via les réseaux sociaux. Nos désaccords, avec des professionnels de l’information, venaient d’interprétations divergentes de faits reconnus de part et d’autre. Mais il y avait peu de bobards et on ne mélangeait pas encore trop connaissances et croyances. Il est dans la nature de la presse d’opposition de s’opposer. Elle ne s’en privait pas. On me le reprochait parfois. Je revois encore le désappointement d’un rédacteur d’un grand quotidien du matin, désolé par les titres et incises de sa rédaction en chef, dénaturant le sens de ce qu’avait parfaitement analysé le journaliste.

Et puis Pierre a sifflé la fin de la récréation. Ou plutôt, il a mis fin aux dérives, mais sans trop le dire. On gardait la même ligne, mais on en inversait le sens. C’était après la troisième dévaluation. Le franc et notre position en Europe étaient menacés. Difficile à expliquer à des journalistes économiques. « Combien de temps encore vas-tu nous prendre pour des c… ! » Je l’entends encore. Mais j’ai été trop lent à comprendre que Pierre Mauroy tenait à ce qui pouvait apparaître comme un langage lénifiant, pour ne pas paraître désavouer le Président de la République. Cette fidélité et cette abnégation, rares dans le milieu politique, ont renforcé mon respect pour Pierre. Probablement un peu tard.

Entre-temps, l’inflation avait été jugulée, les dépenses publiques mieux maîtrisées et notre place dans l’Union européenne solidement arrimée. Ces résultats, rapides, presque inespérés, valaient bien mieux que les discours, un peu besogneux, qu’on essayait de bâtir tout autour !

Ah oui, j’ai aussi tenu la vie du pape entre les mains. Vous croyez que je plaisante ? Nous étions de permanence de nuit à tour de rôle. Une nuit, vers deux heures du matin, je reçois un appel du Premier ministre Espagnol — c’était Adolfo. Suarez — Il pensait parler à Pierre Mauroy. Leurs services de renseignement avaient saisi, dans une planque de l’ETA, des plans de l’itinéraire du cortège pontifical qui devait aller jusqu’au Pays basque le lendemain. Un attentat serait donc en préparation. Leur directeur du renseignement me précisait que les fugitifs avaient franchi la frontière et se seraient réfugiés dans une maison, près de Bayonne. Il nous demandait d’intervenir immédiatement. À défaut ils envisageaient l’annulation du déplacement de Jean Paul II. J’ai dû lui rappeler que nous ne pouvions pas le faire légalement avant 6 heures du matin. Branle-bas de combat. Je contacte Louis Joinet, notre juriste, puis le permanent du ministère de l’Intérieur — c’était le commissaire Broussard — et le Quai d’Orsay qui voulait qu’on soit coopératifs avec les Espagnols. Vers 4 heures, le Garde des Sceaux, Robert Badinter me rappelle lui-même cette liberté fondamentale de l’inviolabilité du domicile pendant la nuit. Je le rassure. L’affaire se solde au petit matin par l’intervention de nos policiers. Peu de résistance, mais quelques échanges de tirs. Il n’y avait pas de vrai projet d’attentat. L’ETA a raté son coup, infliger une humiliation au gouvernement espagnol qui aurait dû annuler la visite du pape. Mais il a réussi à lui faire peur et à retarder le cortège pontifical, pour permettre à l’armée de baliser le parcours. Je n’ai pratiquement jamais évoqué cette anecdote. Il ne s’est rien passé et je n’y ai joué qu’un rôle de petit télégraphiste.

Heureuse époque, où on pouvait encore traiter de manière aussi badine des suspicions de terrorisme !