Pierre-Jean Vandoorne


« Un Premier ministre très impliqué dans les Affaires internationales »

Pierre-Jean Vandoorne

Rien ne me destinait à rejoindre le cabinet de Pierre Mauroy comme ce fut pourtant le cas dès le mois de juin 1981, après avoir rencontré brièvement, sur la proposition de Bernard Garcia, mon collègue et ami au Quai d’Orsay, Robert Lion, directeur du cabinet du Premier ministre et pour lequel j’ai conservé jusqu’à sa disparition une indéfectible reconnaissance et admiration.

Bien que natif du Nord, je ne faisais pas partie du premier cercle du Pierre Mauroy, contrairement à un entrefilet erroné paru dans Le Figaro. Mes seules lettres de créance étaient minces en dehors de ma qualité de membre du conseil de la CFDT au Quai d’Orsay, certes largement composé de « sympathisants » et supposément dirigé par quelques énarques « rouges “dont je n’étais pas. Tout au plus avais-je rédigé pour « l’antenne présidentielle » animée par Pierre Bérégovoy jusqu’à l’investiture de François Mitterrand, à la demande de Bernard Garcia, une note sur l’attitude qu’il conviendrait d’adopter envers le Chili de Pinochet, note où je considérais que rompre les relations diplomatiques reviendrait à isoler davantage la société civile et les démocrates de ce pays et nous priverait du moyen de les aider (ce qui fut fait par le canal du Vicariat chilien de la solidarité) et menacerait l’indépendance de l’Institut français de Santiago appelé à rester, comme il le fut dès après le coup d’État de 1973, un espace de liberté apprécié pendant toutes les années de la dictature…

Je n’en mesurais que davantage le privilège qui était le mien de rejoindre l’équipe du Premier Ministre. J’ignorais que cet engagement me conduirait à servir, au rythme des alternances et pendant près de dix ans, au sein des cabinets de gauche, de Pierre Mauroy à Hubert Védrine en passant par Claude Cheysson, Roland Dumas, Alain Vivien et Georges Kiejman…

Les circonstances et le rôle particulier de la cellule diplomatique du Premier ministre permettront à ses membres de le rencontrer régulièrement lors de ses entretiens diplomatiques et de l’accompagner lors de ses nombreux déplacements à l’étranger. Peu de Premiers ministres de la Ve République se sont en effet autant investis que Pierre Mauroy sur ce terrain particulier, considéré comme le « domaine réservé » dans la tradition gaullienne. Mais ce terrain ne lui était pas inconnu et il s’y engagea pleinement et en parfaite intelligence avec le Président de la République. Leur amitié, la confiance réciproque qui les animait, se sont retrouvées au niveau de leurs collaborateurs
respectifs et cela leur facilita la tâche. Mais la compétence et le soutien du Secrétaire général du gouvernent, Marceau long, de ses directeurs successifs, Dieudonné Mandelkern et Michèle Puybasset et, pour la cellule diplomatique, la compétence des chargés de mission, furent également précieux pour les « nouveaux venus » que nous étions…

Les actes du récent colloque organisé le 31 janvier 2020 par l’Institut Pierre Mauroy et intitulé « Pierre Mauroy ou la passion de l’International, » publiés avec le soutien de la Fondation Jean Jaurès, rendent compte abondamment de l’engagement de Pierre Mauroy et de son rôle en tant que Premier ministre en matière de politique étrangère. Je n’évoquerai donc ici que deux ou trois évènements ou anecdotes dont je garde un souvenir durable.

Le premier entretien diplomatique auquel il m’a été donné d’assister eut lieu, peu de temps après son installation rue de Varenne, avec l’ambassadeur d’Italie, ce dernier venu en voisin, à pied, (la résidence de l’ambassadeur d’Italie est située rue de Varenne…) à propos de ce qu’on a appelé « la guerre du vin » provoquée par l’entrée frauduleuse de « mauvais vins » italiens par le port de Sète qui auraient dû, conformément à la politique engagée dans le cadre de la Communauté Européenne, être sortis du circuit commercial et envoyés « à l’intervention », autrement dit transformés en alcool… Avertis de ce détournement, en violation de la politique engagée par Bruxelles depuis près de vingt ans et que le mouvement viticole languedocien contestait au demeurant, des viticulteurs du Sud de la France, directement affectés par ce détournement de la réglementation communautaire, attendaient les « pinardières » chargées de ce mauvais vin à leur arrivée dans le port de Sète pour leur faire subir un coupage à leur façon, que la bienséance interdit de décrire ici… Cette nouvelle « guerre du vin » franco-italienne devait être prise au sérieux, compte tenu notamment de son contexte social et du souvenir douloureux des affrontements qui avaient eu lieu dix ans plus tôt…, suffisamment pour que le Pierre Ministre lui-même soit conduit à recevoir l’ambassadeur italien. Pierre Mauroy avait assurément d’autres sujets urgents à traiter en ce début de septennat mais il se prêta de bonne grâce à ce rendez-vous au cours duquel il exerça le talent diplomatique inné qui était le sien et sut relativiser les choses tout en les inscrivant dans leur contexte historique, social et communautaire. L’égard manifesté par le chef du gouvernement envers l’ambassadeur transalpin eut l’effet escompté. Il doit rester dans les archives diplomatiques, conservées à La Courneuve, un compte rendu précis de cet entretien et dans celles de la presse régionale un récit du contexte dans lequel cette nouvelle « guerre du vin » s’inscrivait. Ce conflit ne laissa pas de cicatrices durables dans les relations entre les deux pays. Un an plus tard le Président Sandro Pertini était reçu en visite d’État en France et Pierre Mauroy l’accueillait à Lille et lui offrait un dîner mémorable à l’Hospice Comtesse. Les circonstances ont voulu qu’il se déroule au moment même où se jouait, à Séville, la demi-finale dramatique de la Coupe du monde de football entre la France et l’Allemagne. Le déroulement était suivi avec le même intérêt et la complicité des serveurs — l’internet et les smartphones n’existaient pas encore — par l’ensemble des participants, nos hôtes compris, l’Italie étant déjà qualifiée, tandis que le Président Pertini et le Premier ministre français se promettaient de se retrouver pour la finale…

La dernière visite à l’étranger de Pierre Mauroy, Premier ministre, fut son voyage en Italie, qui comprenait deux volets : la rencontre avec Bettino Craxi (qui semblait ignorer les fonctions précises de certains de ses ministres, chose impensable pour nous et qui négociait d’ailleurs une recomposition de ce même gouvernement pendant la visite…) et la rencontre plus sensible avec le Pape Jean Paul II au moment où, à Paris, le chanoine Guiberteau mobilisait des milliers de protestataires partisans de l’école libre, afin de faire échec au projet de loi Savary, que Pierre Mauroy soutenait bien évidemment… Dans l’avion du retour, l’antique Caravelle officielle volait encore, j’entendis Pierre Mauroy, qui appréciait ces voyages à l’étranger, plus qu’utiles mais qui autorisaient aussi des moments de détente avec ses collaborateurs (quand, par exemple, au sortir d’un dîner officiel il nous invitait à aller prendre « un d’mi ») alors que l’on était proche de l’atterrissage à Orly, se pencher du côté du hublot et nous dire « Et maintenant il va falloir retrouver tout cela… »

J’appris la démission du Premier ministre et de son gouvernement alors que je me trouvais, aux côtés de Pierre Guidoni, alors ambassadeur en Espagne, au Panama, une escale obligée sur la route du Nicaragua où nous devions assister, lui en qualité d’envoyé spécial du Président de la République et moi en tant que représentant du Premier ministre, aux cérémonies destinées à marquer le cinquième anniversaire du « Triunfo », autrement dit la victoire des Sandinistes contre la dictature de Somoza. Les efforts de la diplomatie française en faveur des processus de paix en Amérique centrale, à travers les conférences et le processus de San José, lancé en son temps par Claude Cheysson et le Président Monge, dans lequel la France et le Costa Rica avaient entraîné nos partenaires de la CE et les pays du groupe de Contadora (Colombie, Mexique Panama, Venezuela) justifiaient ce voyage. Ma situation devenait évidemment inconfortable mais je reçus l’instruction de poursuivre, Pierre Mauroy avait certes remis la démission du gouvernement mais il y avait toujours un gouvernement pour exécuter les affaires courantes…

C’est à mon retour de Managua que j’ai eu le privilège d’un entretien en tête à tête avec Pierre Mauroy, dans les locaux où il avait pris ses quartiers, non loin de Matignon. Je fus impressionné par sa sérénité. Il évoqua l’avenir en ces termes : « Je veux être une voix… ». Cette voix je l’ai retrouvée et entendue quelques années plus tard, à Buenos Aires où consul général, j’accueillais, aux côtés d’Antoine Blanca, alors ambassadeur en Argentine, Pierre Mauroy, Président de la Fédération mondiale des villes jumelées, ou encore à Bogota, où chargé d’affaires français j’accueillais en quelque sorte le Sénateur Pierre Mauroy, Président de l’Internationale socialiste….