Travailler dans son cabinet pendant les trois ans qu’il fut Premier Ministre, le revoir régulièrement depuis cette période grâce à la fidélité qu’il témoignait à ses anciens et, pour certains, éphémères collaborateurs, incitent naturellement à rendre hommage à Pierre Mauroy.
L’homme était impressionnant. Ce géant au verbe ample, sa voix grave et chaleureuse, ses belles mains blanches qui se levaient tout à coup et virevoltaient ou qu’il frottait machinalement l’une contre l’autre. Son rire qui éclatait soudain et qui comportait souvent une sorte de moquerie , des autres, bien sur, mais aussi parfois de lui même !
La chaleur et la simplicité des rapports qu’il avait avec ses collaborateurs s’accompagnaient d’une grande pudeur. Il lui arrivait de nous parler de sa jeunesse, ses parents , des hommes d’Etat qu’il rencontrait avec toujours énormément de retenue et de respect. Ainsi lorsqu’il nous parlait du « Président »-en trois ans je ne l’ai jamais entendu l’appeler autrement- on décelait l’admiration qu’il avait pour lui comme la différence d’origines sociales qui les distinguait.
Il inspirait spontanément le respect sans être jamais hautain. Il écoutait et avait toujours le temps de s’intéresser à ce qu’on lui disait. Cela dit, on devait bien préparer son dossier avant de l’affronter! Et même si au fil des mois de ces trois courtes années, une certaine confiance s’est installée, il restera ce Premier Ministre qui n’a cessé de m’intimider et que j’ai admiré pour son impressionnante capacité de travail et son courage en politique. Parce que c’est dans la réflexion, l’action et la décision qu’il s’est révélé un homme d’Etat, conscient de ses immenses responsabilités politiques et avant tout préoccupé par le devenir de la France.
Lutter contre le chômage et favoriser l’emploi
Nos premiers échanges ont porté sur ce qui sera un des axes essentiels de son action. Nous nous sommes opposés au mois d’août 1981 sur l’ampleur des préretraites à programmer dans le Budget. Pour lutter contre le chômage, à coté des mesures économiques, Pierre Mauroy voulait prolonger la scolarité des jeunes et faire partir les travailleurs plus tôt à la retraite. Sous l’œil amusé et sceptique de nos collègues financiers, nous avons bataillé pour tenter de le convaincre que cette politique de préretraites, inaugurée avant lui par le Gouvernement de Raymond Barre, si elle était trop exclusive, couterait trop chère aux finances publiques et ne répondrait pas à la situation démographique du moment : l’abondance des classes actives de 30 à 50 ans. Il a écouté et tranché en faveur d’un programme moins lourd en préretraites (150 000 contre 200 000!). Il a en outre accepté de mettre en chantier la loi sur le congé sabbatique pour les salariés en activité !
Par la suite nous sommes nombreux à avoir expérimenté cette formidable capacité d’écoute qu’avait Pierre Mauroy sur des sujets techniques ou économiques, encore fallait il ne jamais perdre de vue les orientations politiques définies par le Gouvernement. Il en fut ainsi, par exemple, du débat sur l’âge de départ à la retraite. Il avait tout a fait compris et intégré que l’équilibre des régimes reposait sur le nombre d’années cotisées. Pourtant il ne voudra pas transformer une promesse simple: « la retraite à 60 » ans en un slogan complexe: « La retraite à 37,5 annuités » (méfions nous donc des programmes électoraux un peu trop simplistes !).
C’est en 1982 que Pierre Mauroy entreprend son « Tour de France de l’Emploi ». Une fois par semaine il se rend avec quelques ministres dans une région pour mobiliser les acteurs économiques et les convaincre d’utiliser tous les outils à leur disposition pour favoriser les embauches et lutter contre le chômage. Quelle énergie, quel enthousiasme il déployait pour mobiliser et convaincre. Et quelle joie on sentait chez lui d’être sur le terrain auprès des territoires et des acteurs économiques ! L’étape dans le Nord-Pas-de-Calais restera, bien entendu, un des moments forts de ce Tour de France.
Les rapports avec les partenaires sociaux
En trois ans les occasions de nos échanges ont été nombreuses: préparer et participer aux rencontres annuelles avec les partenaires sociaux, finaliser les arbitrages sur les lois Auroux et les ordonnances sociales, proposer des mesures de reconversion et de lutte contre le chômage, l’informer sur les conflits sociaux en cours et trouver comment financer les mesures sociales et le déficit de l’assurance chômage !
Il avait une vision pour son pays , de ce que l’on devait faire pour la France et l’ensemble des français. S’il vibrait pour « le peuple de gauche » et la condition ouvrière il savait aussi que l’emploi et l’avenir étaient entre les mains des entreprises et de leurs responsables. Face aux partenaires sociaux il a montré à plusieurs reprises ce « sens de l’Etat » qui lui demandait probablement un grand courage.
Lorsque en 1982 l’Unedic se trouve en déficit et que les syndicats et les patrons ne parviennent pas à trouver un accord sur l’indemnisation des demandeurs d’emploi . Il est d’abord et restera profondément choqué que ce soit à l’Etat de prendre la responsabilité des partenaires sociaux. A cet égard je suis certain qu’il aurait espéré dans notre pays un dialogue social plus autonome et moins dépendant de l’Etat. C’était d’ailleurs pour partie le sens des Lois Auroux! Hélas on peut constater que les chose n’ont pas beaucoup changées depuis 30 ans !
Il ne cessera de pousser ses interlocuteurs au dialogue social et au règlement des conflits sociaux. La politique économique du Gouvernement défendait à ses yeux l’intérêt général supérieur du pays. C’était le cadre dans lequel les acteurs devaient travailler.
Les décisions prises en 1982 concernant le blocage des salaires et des prix; puis ce que l’on a appelé le tournant de la rigueur en 1983 ne pouvaient évidement pas se prendre sans concertation ou explications avec les partenaires sociaux. Il fallait le voir et l’entendre ferrailler encore et encore avec les représentants des syndicats, justifier des mesures impopulaires, expliquer les enjeux sans rien lâcher. Il défendait inlassablement sa politique et l’ambition qu’il avait pour son pays avec le langage et le geste ample d’un homme convaincu qui comprenait pourtant toute l’amertume de ses interlocuteurs : il était du même monde qu’eux.
En 1982, contre bien des responsables politiques de la gauche, il impose une taxe de solidarité aux fonctionnaires pour contribuer à l’équilibre des comptes de l’assurance chômage et Il refuse que le rééquilibrage des recettes soit supporté par les seules entreprises.
En décembre 1983, deux jours après Noël, il revient de Lille pour réunir dans la soirée les principaux ministres et décider d’évacuer l’usine Talbot à Poissy alors occupée par 200 grévistes. Quel défi et quel courage pour le Premier Ministre de l’union de la gauche! Quelques jours plus tard, un samedi matin à Matignon, il ne se dérobe pas à un entretien avec les représentant même des personnels évacués. Il reprend devant eux son argumentation sur les indispensables restructurations industrielles, il détaille les mesures prises pour en limiter les conséquences sociale et le retour à l’emploi.
En 1984 il doit s’opposer , avec Jacques Delors aux investissements que certains voulaient faire dans un secteur sidérurgique déjà en pleine surcapacité de production. Ce ne sont là que quelques exemples de ce qu’il a décidé avec courage et lucidité.
La France et l’Europe
L’attachement de Pierre Mauroy à sa bonne ville de Lille et à sa région est bien connu. Combien de fois nous a-t-il dit son obsession que Lille ne devienne pas une banlieue dortoir de Paris avec l’arrivée du TGV. Lille et sa région doivent avoir leur développement propre. Les grands travaux du métro, d’Euralille et bien d’autre devaient favoriser ce développement d’activités nouvelles que les industries anciennes n’assuraient plus.
C’est une ambition encore plus élevée qu’il avait pour son pays: La France ne peut pas, ne doit pas dériver vers un destin médiocre. Les socialistes ne peuvent mener une politique d’abandon comme il considérait que l’avait fait les travaillistes britanniques dans les années 1970. Nous devons au contraire ancrer, arrimer la France avec l’Allemagne. Elle seule peut nous stimuler suffisamment dans notre développement. Combien de fois répétait il cela? Sans doute aussi souvent qu’il rappelait l’impératif de gouverner dans la durée et non pas pour faire des réformes et partir!
Ce sera cette volonté qui l’animera en 1983 dans son combat courageux pour une politique de rigueur. Ce n’est pas seulement la prise en compte de la contrainte économique et financière qui l’a conduit sur cette voie difficile, c’est une analyse politique, européenne et sociétale qui sous tendait son engagement. On ne peut, rétrospectivement, que souligner et célébrer cet engagement politique.
Si Pierre Mauroy a été, à son départ en 2013, largement salué par toute la classe politique ce n’est pas un hasard. Il a marqué une place déterminante dans notre histoire nationale parce qu’il a fait preuve d’une grande ambition pour la gauche et, par dessus tout, pour la France mais aussi d’un grand courage politique, c’est assez rare pour être souligné.
La considération qu’il savait témoigner à ses collaborateurs renforce, s’il en était besoin, le respect que l’on peut avoir pour cet homme et la fierté d’avoir travaillé à ses cotés.
René Cessieux