Antoine Blanca est l’un des plus anciens compagnons et amis de Pierre Mauroy, qu’il a connu aux jeunesses socialistes (SFIO). Il lui succédera à la tête de la Fédération Nationale Léo Lagrange. Conseiller au cabinet du Premier ministre en 1981, il est nommé en 1982 ,ambassadeur itinérant pour la zone Amérique Latine, Centrale et Caraïbes. Intégré en 1983 dans le corps diplomatique (ministre plénipotentiaire), il est nommé ambassadeur de France en Argentine, puis Directeur Général de l’ONU (n° 2 de l’organisation), Secrétaire Général du Palais des Nations à Genève, représentant de la France auprès de l’OEA et de la CEPAL et, enfin, ambassadeur de France au Pérou.
Antoine Blanca est l’auteur de nombreux ouvrages de référence, dont le récent Les trois voyages d’Abel (Bruno Leprince éditions…) que nous vous recommandons.
Pierre Mauroy, l’iconoclaste tranquille
A la mort de Pierre Mauroy j’ai mesuré à quel point il était populaire parmi les Français. En ce 7 juin 2013 le moins que l’on puisse dire est que les socialistes n’étions pas à la mode, François Hollande concentrant sur sa figure présidentielle l’essentiel des critiques et des rumeurs malveillantes. Cela faisait du mal au vieux militant fidèle que je suis. Je vivais cela comme une cruelle injustice. Aussi prêtais-je une oreille particulièrement attentive aux réactions de connaissances, et d’anonymes, à la mort de celui qui fut le premier Premier-ministre du gouvernement d’union de la gauche de 81. Pierre n’était pas seulement pour moi un ami politique. C’était aussi le grand frère que mes parents ne m’avaient pas donné. En 1971 je lui avais succédé à la tête de la Fédération nationale Léo Lagrange. Durant 57 ans j’avais fêté à ses côtés toutes les victoires et toutes les tourmentes, partagé les mêmes espérances et les mêmes épreuves. Ayant abandonné tous ses mandats électifs il pouvait avoir été oublié, au mieux, ou au pire vilipendé pour son action gouvernementale.
Mes craintes ne s’avérèrent pas fondées. Je n’entendis que des louanges dans la rue comme dans la presse. Même les plumes et les voix les plus sévères pour notre famille politique, évoquaient sa figure avec respect. Parfois avec sympathie ou amitié. A les entendre ou à les lire c’était « un socialiste comme on n’en fait plus ». Un roc de granit, de fidélité à son engagement d’adolescent. Fidèle et discipliné. Pour moi, tout cela était un baume sur les blessures que les commentateurs infligeaient jour après jour, sans nuances au militant que je suis. Même éloigné de l’action quotidienne je vivais très mal tout cela, comme des attaques personnelles. Or, enfin, justice était rendue à Pierre Mauroy. Les grands socialistes ne sont de grands hommes…qu’après leur mort. De Jaurès à Blum, de Mitterrand à…Pierre Mauroy.
Pourtant je ne me retrouvais pas complètement dans les commentaires et analyses concernant mon ami disparu. Si ses convictions étaient bien profondément enracinées, s’il les mettait en pratique dans le cadre, qu’il voulait solide, de son parti, je savais qu’il était profondément ennemi de la routine et de l’autosatisfaction. Jeune leader du mouvement des jeunesses de la SFIO, il imposa la création de la Fédération Léo Lagrange, ouvrant ainsi un nouvel horizon au contact avec les réalités du quotidien. Le changement fut profond car la nouvelle association n’imposait pas l’adhésion à une idéologie en travaillant sur le terrain des clubs et foyers, maisons de jeunes libérées de toute bureaucratie, villages de vacances d’un tour nouveau, échanges internationaux en phase avec l’Europe et le monde en décolonisation (Bureau franco-allemand, Bureau de liaisons africaines et malgaches, stages de formation ouverts aux jeunes nord-africains en pleine guerre d’Algérie…). Toutes ces réalisations correspondaient à des possibilités de financement par un Etat qui était alors durablement ancré à droite, mais qui se voyait contraint de travailler avec une association reconnue d’utilité publique depuis 1956, fidèle à un idéal sans jamais être, pour autant, doctrinaire (« aux jeunes il ne faut pas tracer un seul chemin, mais leur ouvrir toutes les routes »*). Cette initiative n’était pas appréciée par la direction du Parti à qui le nouveau mouvement échappait matériellement et idéologiquement. Il travaillait directement avec les collectivités locales ou départementales, échappant à tout contrôle par le Secrétariat de la Cité Malesherbes. La couleuvre fut dure à avaler. Surtout quand s’ouvrit la crise interne au socialisme français en pleine guerre d’Algérie. Le PSA, (puis le PSU)** compta dans ses rangs un certain nombre de dirigeants nationaux et régionaux de la Fédération Léo Lagrange. Mauroy, lui-même inattaquable comme militant SFIO discipliné, préserva des relations amicales avec ces dissidents. Comme il le fit par ailleurs avec Michel Rocard et avec des syndicalistes chrétiens. Ce qui déplaisait souverainement à Guy Mollet et à son premier cercle d’inconditionnels…
Au début des années 60, dans la perspective de la première élection du Président de la République au suffrage universel la grande querelle éclata : Gaston Defferre avec son projet de « grande Fédération » qui mêlait centristes et social-démocrates, confessionnels et laïcs. Le patron de la SFIO était opposé à ce type d’ouverture sans pour autant vouloir donner une image sectaire. Dès lors Mauroy devint la personnalité incontournable. Avec quelques uns de ses proches il entra au Comité directeur. Et, rapidement, numéro 2 du parti avec en quelque sorte, droit de succession. Le proche entourage du patron écumait de rage mal contenue et se préparait à saboter un projet. Guy Mollet ne résista pas à ce débordement de fidèles. On ne voulait ni de Mauroy, ni de Mitterrand, encore moins d’un parti rénové, ouvert à la gauche chrétienne. Les congrès d’Alfortville et d’Issy-les-Moulineaux, s’ils donnèrent naissance institutionnelle au PS, furent aussi les assises de la décadence. Le molletisme, eut alors, momentanément la peau du grand gars du Nord, un effronté qui avait déjà ouvert le chemin à une rénovation iconoclaste avec la création de la Fédé Léo Lagrange. Et qui avait débordé tous les conservatismes avec la création de la FGDS, Mitterrand à sa tête. Les deux ans de molletisme exacerbé, curieusement assumés par Alain Savary, venu de la dissidence PSU, furent la période de l’effondrement. A une voix près, le socialisme français fut sauvé par le congrès d’Epinay dont Mauroy fut l’animateur efficace. Il allait être, à partir de 1971, au cœur d’une rénovation socialiste qu’il avait, en grande partie, conduite jusqu’à la grande victoire dix ans plus tard. L’enfant terrible de la SFIO avait lourdement contribué à changer la donne au sein du socialisme français, sans jamais faillir à la légalité statutaire partisane, sans provoquer de scission, ni de traumatisme majeur. Il avait au contraire tissé un vaste réseau d’amitiés au sein de la gauche française qui força le respect de tous. Même celui du PCF qui pesait alors très lourd au sein de la France progressiste***.
Mauroy avait horreur du conservatisme de socialistes barricadés dans leurs fiefs et leurs certitudes. Il le bouscula sans cesse au sein de son propre parti sans jamais entrer en dissidence. Il détruisait les statues, mais c’était pour consolider et embellir le temple des enfants de Jaurès. Il se voulait toujours avec une idée, un projet d’avance. Il agissait dans le même esprit en matière de politique internationale. La présidence de l’Internationale socialiste fut la dernière grande passion de sa vie. Avec son illustre prédécesseur Willy Brandt, Pierre Mauroy a incarné les vingt dernières années d’esprit internationaliste aujourd’hui bien mal en point. Dans ce qui fut ma principale « zone d’influence », l’Amérique latine, Pierre jouissait, auprès de la plupart des personnalités démocratiques, d’une grande popularité. Le président Raùl Alfonsin, le premier Chef d’Etat démocratique après la nuit de la féroce dictature militaire, manifestait à son égard une profonde amitié teintée de reconnaissance et d’admiration (Mauroy avait représenté la France aux cérémonies de son investiture à Buenos Aires, le 10 décembre 1983). Mais je peux ajouter, en pleine connaissance de cause que d’autres chefs d’Etat de la région le tenaient pour un ami sûr et fidèle : Rodrigo Borja en Equateur, Carlos Andrés Pérez au Venezuela, Alan Garcia au Pérou, Ricardo Lagos au Chili. Et pourquoi ne pas rappeler que le Premier ministre français avait offert un dîner officiel au Président bolivien Hernàn Siles Suazo, en 1983, qui devait faciliter la « livraison » à la France de Klaus Barbie, le gestapiste assassin de Jean Moulin qui vivait depuis des décennies, bien protégé à La Paz.
Oui, la politique étrangère avait toujours été le vice, à peine caché, de ce chtimi qui ne parlait pourtant que le Français…Dans sa jeunesse il avait eu son premier contact avec l’Amérique latine en rencontrant le légendaire (et discret) José (Pepe) Figueres, celui qui, en 48, avait levé une armée de partisans pour abattre la dictature au Costa Rica. Après sa victoire et son élection à la tête du pays il fit adopter une constitution qui interdisait à quiconque de prétendre à un second mandat. Il donna l’exemple et ne gouverna le pays qu’il avait libéré que pendant quatre ans. Le Costa Rica reste un exemple de régime démocratique pour toute l’Amérique latine. Et le pays n’a toujours pas d’armée, mais une école publique (et laïque) gratuite de qualité. Tout comme le système de protection sanitaire.
Mais si je cède à mon penchant pour nos Amériques****, je ne dois pas oublier les activités de Mauroy en Afrique francophone (dans les années 50 il avait établi des liens d’amitié avec Lamine Gueye, père fondateur du socialisme sénégalais, et avec Habib Bourguiba en lutte pour l’indépendance). Et on pourrait écrire tout un livre sur ses relations algériennes, même pendant les années tragiques. Premier ministre il inaugura une nouvelle ère en visitant officiellement l’Algérie, et je fus témoin privilégié de la chaleur de la réception qu’il reçut…
Voilà pour le moment…J’ai cru qu’il était pertinent d’évoquer ces souvenirs que j’ai d’un Pierre Mauroy dont certaines facettes restent peu connues. Même dans ses livres de mémoires la pudeur finit souvent par l’emporter.
Antoine Blanca
* Message à la jeunesse de Léo Lagrange, sous-secrétaire d’Etat à la Jeunesse et aux Sports du gouvernement Léon Blum de 1936. Il avait été l’organisateur des premiers congés payés de l’histoire…Le lieutenant Léo Lagrange mourut en héros contre les envahisseurs en juin 40.
** Les adversaires de la politique algérienne de la SFIO provoquèrent une scission en créant le Parti socialiste autonome (PSA), qui participera peu de mois plus tard à la formation du Parti socialiste unifié (PSU) avec d’autres partis de gauche comme l’UGS.
*** Le PC était électoralement le 1er parti de la gauche jusqu’à ce que Mitterrand distance largement Marchais au 1er tour en 81.
**** Je dis « nos Amériques » non seulement parce que les Français appartenons à la latinité, parce que nous avons trois départements sur le continent américain et aux Caraïbes. Nous avons, par exemple, une longue frontière commune avec le Brésil…