Témoignage de Bernard Roman


L’itinéraire de Pierre Mauroy est indissociable de la relation privilégiée qu’il entretenait avec François Mitterrand. Leur rencontre, en 1965, marquera le début de trois décennies parmi les plus importantes de l’histoire du Parti socialiste. 

A la demande du Comité François Mitterrand de Lille, Bernard Roman, député de la 1ère circonscription du Nord depuis 1997, 1er questeur de l’Assemblée nationale depuis 2012, a retracé dans ce texte, prononcé le 28 novembre 2013, les moments les plus marquants de cette amitié, dont il a vécu au plus près certains épisodes. Nous publions cette intervention qui souligne la qualité et la densité de l’amitié entre ces deux hommes d’Etat.

Pierre Mauroy disait parfois : « Les socialistes n’aiment pas leur histoire ».  Il regrettait ainsi que les militants ne recherchent pas dans cette histoire si riche les motifs d’espérer et de se dépasser.

Lui-même avait un rapport très direct à l’histoire et il ne cessait de s’y référer, non pas de manière pédante mais comme un mouvement naturel de son esprit.

Or, sa mort nous contraint maintenant à le placer lui-même dans cette histoire, comme si le temps du récit qu’il savait si bien présenter était terminé et que commençait celui de la réflexion sur l’un des itinéraires politiques les plus riches de notre époque.

Cette évocation n’est certes pas facile pour ceux qui comme moi l’ont côtoyé à chaque moment de l’existence.

En ce sens, le thème que vous avez choisi est l’un des plus centraux : à eux deux, François Mitterrand et Pierre Mauroy ont inventé le socialisme moderne, celui qui est non seulement capable de réformer mais de durer, de façonner le réel tout en faisant rêver.

Ces deux hommes que presque tout opposait ont été capables de se compléter au point de construire un modèle qui incarnait le rêve sans la tragédie.

Un socialisme aux antipodes des excès de l’Union soviétique comme de ceux de l’Amérique latine.

Et ma conviction est que ce modèle n’aurait pas été le même s’il avait été construit par François Mitterrand sans Pierre Mauroy ou par Pierre Mauroy sans François Mitterrand.

Aussi ce soir puisque vous m’y incitez, je vous invite à refaire le parcours, un parcours plein d’aspérités mais d’aspérités toujours surmontées car ce qui unissait les deux hommes était leur dessein commun.


Ils ont eu, l’un et l’autre,  un destin parce qu’ils avaient un dessein.

C’est ce dessein qui les a d’abord rapprochés, dès 1965. Cette année-là est celle de leur rencontre.

Durant les trois décennies suivantes, les liens personnels s’entremêleront aux choix politiques, dessinant dans une même fresque l’histoire d’un pays et celle d’une relation que Pierre Mauroy qualifiait d’ « unique ».

Le propos de notre soirée n’est pas de retracer l’historique de l’amitié entre François Mitterrand et Pierre Mauroy, mais de rappeler en quoi elle éclaire certains grands moments du socialisme français et pourquoi elle a aussi résisté à l’épreuve d’heures plus difficiles et parfois même sombres.

Le rôle de Pierre Mauroy avant le Congrès d’Epinay est essentiel pour comprendre sa relation avec François Mitterrand : elle se crée dans l’action, pendant la campagne présidentielle de 1965, puis au cours des années suivantes.

Elle se noue sur la base d’un choix réciproque, dicté par une même intuition politique, et se colore très vite d’amitié, de loyauté, de confiance.

Parlant de cette relation, Pierre Mauroy décrit lui-même, derrière un « choix raisonné », un incontestable « élan du cœur ».

Nous sommes en 1965, Pierre Mauroy est désigné comme porte-parole de la campagne présidentielle pour le département du Nord. Il accueille le candidat  à Lille pour une conférence de presse.

Le retour en train de Lille à Paris, en compagnie de François Mitterrand et Georges Dayan, est un moment dont le souvenir l’a accompagné toute sa vie et qu’il racontait souvent à ses proches.

Il nous a toujours présenté cette conversation comme le point de départ de leur amitié, leur échange ce jour-là en ayant installé les contours.

Pierre Mauroy est frappé par la force et la confiance de François Mitterrand, par la vision de l’avenir de cet homme qui évoque déjà 1972, terme théorique du septennat du général de Gaulle.

De son propre aveu, Pierre Mauroy est « stupéfait », mais surtout « séduit », par la conviction énoncée ce jour-là par son interlocuteur : une centaine d’hommes et de femmes décidés et solidaires suffiront pour réussir à rénover la gauche. Il raconte dans son livre : « Je m’étais senti prêt à être l’un de ces cents-là ».

Leur rapprochement est donc d’abord politique. Les deux hommes ont l’intelligence de comprendre qu’ils ont besoin l’un de l’autre.

Après avoir mis le général de Gaulle en ballottage à l’élection présidentielle, François Mitterrand traverse un moment de crise, de doute. Il le sait, un parcours solitaire, sans l’appui sur un parti, est voué à l’échec.

Or, la Convention des Institutions Républicaines ne pèse pas suffisamment. Quant à la SFIO, elle lui est hostile. Mais il voit en Pierre Mauroy, jeune secrétaire général adjoint et de surcroît nordiste, l’homme qui peut faire évoluer la SFIO sans la briser.

Pierre Mauroy, lui, comprend que François Mitterrand, par sa carrière politique, par son charisme et son pouvoir de séduction, est seul à même de fédérer la gauche et qu’il incarne désormais le rassemblement et la modernité. Déjà, ces deux principes guident sa réflexion politique, comme ils ne cesseront jamais de le faire.

La constitution de la direction du parti socialiste après Epinay illustre cette forme d’entente très particulière entre François Mitterrand et Pierre Mauroy, faite d’indépendance d’esprit et de complémentarité.

Après le congrès, François Mitterrand propose à Pierre Mauroy de prendre la tête du nouveau parti. Après quelques péripéties, cet épisode se conclura par l’envoi à l’AFP de ce communiqué de Pierre Mauroy : « Le premier des socialistes dans le pays doit prendre la responsabilité d’être le premier dans le parti ».

François Mitterrand acceptera donc de diriger le parti, mais en confiant à Pierre Mauroy la responsabilité de l’animation et de la coordination, faisant de lui le numéro deux.

Les dix années suivantes sont celles de la conquête du pouvoir. L’alliance entre les deux hommes reste marquée par la complémentarité politique autour de la volonté de réaliser l’union de la gauche, engagée à partir des assises du socialisme dans lesquelles Pierre Mauroy joue un rôle essentiel.

Cette décennie complexe faite de succès (les municipales de 1977) et d’épreuves  terribles (la défaite aux législatives de 1978, le congrès de Metz), culmine avec la campagne présidentielle et la victoire de 1981, qui ont scellé dans le marbre de l’Histoire l’amitié entre le futur président de la République et son futur Premier ministre.

Au lendemain de l’élection présidentielle de 1974 que François Mitterrand perd avec un résultat très serré, réunissant 49,19% des suffrages, les deux hommes ont un entretien en tête-à-tête que Pierre Mauroy rapporte comme l’un des plus « intenses » de leur parcours commun.

Politiquement, ils constatent que le parti socialiste est désormais en situation de devenir la force prépondérante de la gauche et que son renforcement est indispensable pour atténuer les réticences inspirées à une partie de notre électorat par le programme commun. L’heure est venue pour le PS d’Epinay de s’ouvrir à un électorat plus modéré.

Pour François Mitterrand et Pierre Mauroy, cette stratégie valide celle d’Epinay, et donc leur proximité intellectuelle et politique.

Depuis un certain temps, Pierre Mauroy a établi à Paris des contacts avec notamment le PSU et la CFDT. Mais des craintes ou des conservatismes freinent ce mouvement et François Mitterrand ne veut rien brusquer. Après la présidentielle de 1974, c’est Pierre Mauroy qui le convainc de la nécessité d’amorcer ce mouvement qui conduira aux assises du socialisme en octobre.

Il fait ainsi preuve de son indépendance d’esprit et d’initiative,  ne considérant pas son alliance politique avec François Mitterrand comme une allégeance mais comme une exigence.

Autant sa courte défaite à la présidentielle de 1974 n’a pas altéré sa combativité, autant la déception des législatives de 1978 déstabilisera François Mitterrand. Ses doutes sur l’avenir de l’union de la gauche sont fondés. C’est aussi le moment où Michel Rocard « prend date »…

En ce printemps 1978, François Mitterrand et Pierre Mauroy ont bien compris que le parti communiste, sur instruction de Moscou, a choisi de mettre un terme à la stratégie d’union de la gauche.

Ils ont la même analyse : il ne faut pas rompre l’union, mais forcer le PC à l’union. Si cette stratégie a échoué aux législatives, elle demeure à leurs yeux la seule pertinente pour la présidentielle.

En ces moments de remises en cause, Pierre Mauroy craint la tentation de « la dérive gauchiste » au sein d’un PS en proie à des dissensions qui peuvent devenir des dissidences.

Son analyse est que le socialisme doit rester réaliste et le parti uni. Selon lui, le PS doit être le reflet de la société française et dégager en son sein les compromis nécessaires, notamment entre le monde laïc et des éléments issus de la mouvance chrétienne, au travers de la CFDT en particulier.

Dans un premier temps, selon le récit qu’il a pu en faire à ses amis ou ce que nous avons vécu en direct à ses côtés, ses relations avec François Mitterrand ne sont pas affectées par ces tensions.

Mais Pierre Mauroy perçoit le risque d’être confronté à un dilemme dans la phase préparatoire du congrès de Metz, et se refuse à envisager de remettre en cause la stratégie à laquelle il croit et qu’il a contribué à mener à bien lors des assises.

Il fait donc le seul choix à ses yeux légitime et juste, celui d’une synthèse générale mettant le parti en condition de l’emporter à la présidentielle de 1981.

Il assume, consciemment, le risque d’une dégradation de sa relation avec François Mitterrand, qui, de son côté, comprend la nécessité de mettre un terme au désordre mais ne peut désavouer ses propres troupes.

Le contact n’est pas rompu entre eux, bien au contraire, mais ils savent que parfois nul ne peut plus arrêter la logique de division dans une formation politique.

L’amitié n’a de sens que si elle surmonte ce type de difficultés, voire l’affrontement, et qu’elle leur survit.

Celle que partagent François Mitterrand et Pierre Mauroy est de cette nature.

Pierre Mauroy a privilégié lorsqu’il le fallait son idéal et son engagement, sans déloyauté mais quitte à en payer le prix. Cette force de caractère plait à François Mitterrand et a vraisemblablement conforté l’estime et le respect qu’il lui portait. De sorte que les épreuves politiques n’ont altéré ni la puissance ni la confiance de leur amitié.

Avec la campagne électorale et la victoire présidentielle de 1981, la relation entre François Mitterrand et Pierre Mauroy trouve son aboutissement à la fois du point de vue de la convergence politique et sur le plan de la complicité humaine. Gouverner n’est jamais un exercice facile, mais le couple exécutif des années 1981-1984 est le plus équilibré et le plus harmonieux qu’ait connu la Ve République.

Après les grandes tensions du congrès de Metz en 1979 la réconciliation entre les deux hommes se scelle quelques mois plus tard en juillet-août 1980.

En octobre, après l’appel de Conflans de Michel Rocard, Pierre Mauroy fait savoir qu’il n’appartient à aucun candidat de s’autoproclamer.

Quelques semaines plus tard, il rencontre François Mitterrand qui lui propose, ce sont ses termes : « un ticket », ajoutant : « Pierre Mauroy, rien n’est possible sans vous (…) Si je suis élu, vous serez mon Premier ministre ».

A partir de là, écrit Pierre Mauroy dans ses mémoires, « nous retrouvons cette vieille complicité qui nous évite toute explication préalable.

Elle nous sera d’un grand secours, une fois au pouvoir. Mes conversations avec François Mitterrand n’ont jamais eu besoin d’être longues. Nous nous comprenions à demi-mot, que nous soyons d’accord ou non ».

C’est si vrai que pendant la campagne, les deux hommes ne se voyaient pas  beaucoup,  pris chacun par de nombreux déplacements. Mais ils restaient toujours très en phase.

A l’issue du dernier meeting, ils rentrent de Quimper à Paris par le même avion. François Mitterrand, selon le récit qu’en fait Pierre Mauroy, dit à ce dernier : « Voilà. Nous y sommes presque. Mais pour nous rien n’est changé ».

En initiant son premier septennat, le nouveau Président confirme à son Premier ministre une lecture des institutions qui est conforme à leur esprit mais qui reflète aussi le mode de relation de ces deux personnalités. François Mitterrand, racontait Pierre Mauroy, estimait que le Premier ministre « devait clairement déterminer une politique qu’il avait la responsabilité de faire partager à la majorité parlementaire ».

Le Président avait d’emblée indiqué au Premier ministre que la durée de sa mission pourrait ne pas correspondre à celle de la législature, mais s’était également attaché à lui laisser l’initiative la plus large dans les domaines ne relevant ni de politique étrangère ni de défense. Ainsi assuré de son autonomie de décision, Pierre Mauroy ne se priva pas d’exercer cette liberté.

Certaines des politiques qu’il conduisit étaient conformes aux vœux du chef de l’Etat ; mais parfois il eut à batailler, à le convaincre.

Dans tous les cas, leur proximité, leur complicité, a constitué la toile de fond des trois années durant lesquelles Pierre Mauroy a dirigé le gouvernement. La complémentarité entre les deux hommes s’est parfaitement insérée dans leur partage des responsabilités, qui fut toujours équilibré et respectueux des institutions.

En juin 1982 vient pour Pierre Mauroy, convaincu de la nécessité d’annoncer une politique de rigueur, le moment délicat où il doit en persuader le Président.

Sa volonté, afin d’assurer à la gauche de gouverner dans la durée, est de préserver un équilibre entre la poursuite des réformes structurelles et la nécessité de mesures conjoncturelles.

Concrètement, les mesures sont rudes, rien moins que trois mois de blocage des salaires et des prix.

En conseil interministériel, aucun ministre, hormis Jacques Delors, ne soutient le plan. François Mitterrand arbitre finalement en faveur de la proposition du Premier ministre : ce n’est pas la solution de la facilité, mais celle de la responsabilité. Une fois encore, leur convergence de vues l’a emporté.

Cependant, le climat politique après l’annonce du plan de rigueur est lourd, et le Premier ministre se demande clairement s’il est en sursis.

Au mois d’août, il est invité à Latché où il se rend avec une certaine inquiétude. François Mitterrand l’entoure d’égards, lui exprimant par ces attentions sa sympathie et son amitié. Mais le Président s’inquiète de l’efficacité du plan de rigueur. Pierre Mauroy a fait le récit de leur échange qui semble un moment de vérité pour leur relation, la réalité de la politique risquant de l’emporter sur celle de l’amitié : « Brusquement, je ressens avec émotion l’âpreté du changement. Non que je m’estime affaibli dans la confiance du Président. Simplement, je comprends que mon sort est désormais lié à quelque chose qui dépasse cette confiance même, et qui réside dans la justesse du choix que j’ai imposé à mon gouvernement, dans une certaine mesure au président lui-même ».

C’est au lendemain des municipales de 1983 que se joue un épisode crucial que Pierre Mauroy considérait comme l’un des rares moments où il fut surpris par le cheminement de la pensée de François Mitterrand, lorsque ce dernier lui proposa de sortir du système monétaire européen.

Cet instant, disait Pierre Mauroy, est de toute ma vie celui où j’ai dû réagir le plus rapidement. Sa réponse au Président est restée célèbre : « Il faudra alors changer de Premier ministre, je ne sais pas conduire sur des routes verglacées ».

La stupeur est intense d’un côté comme de l’autre. Pierre Mauroy, que cet échange avait fortement marqué, avançait une hypothèse : à ses yeux, il était possible que l’isolement du pouvoir ait pu conduire deux hommes aussi proches jusque-là à ne pas avoir anticipé  leurs analyses respectives comme ils l’avaient si souvent fait. Le soir même, Pierre Mauroy se rend à l’Elysée, le Président lui ayant proposé de se revoir.  Dans sa poche, une lettre de démission,  qui finalement y restera… Pierre Mauroy sera confirmé au terme d’une dizaine de jours de grande instabilité, par un François Mitterrand lui disant : « Je vous confirme comme Premier ministre, je suis d’ailleurs très heureux de le faire ».

La démission de Matignon sur la question de l’école en  juillet 1984 fait partie des quatre « ruptures » que recensait Pierre Mauroy lui-même dans l’histoire de son amitié avec François Mitterrand, ajoutant immédiatement que ces épisodes ont plus enrichi leur relation qu’ils ne l’ont entamée.

De fait, la pudeur de Pierre Mauroy l’a retenu dans son livre de mémoires de décrire longuement la scène de sa démission, l’intense émotion que les deux hommes partagèrent, le Président assurant vivre, et c’est sans doute vrai, « le moment le plus pénible de son existence politique ». Le Premier ministre a démissionné ce jour-là animé par la certitude de servir son pays et ses idées. Le Président l’a bien mesuré, et si ce moment fut une douleur il ne fut pas une déchirure entre eux.

En 1988, après sa réélection pour un 2ème mandat, François Mitterrand souhaite que Pierre Mauroy devienne président de l’Assemblée nationale et Laurent Fabius premier secrétaire du PS.

Pierre Mauroy rédige une lettre au Président de la République en lui demandant de laisser ouverte cette désignation.

Il est certain d’être le candidat qui préserve le mieux l’unité du parti, mais il a conscience d’engager avec François Mitterrand un affrontement difficile.

De fait, une grande partie des proches du Président soutiennent ouvertement Laurent Fabius. François Mitterrand, lui, n’exprime rien publiquement : s’il ne soutient pas Pierre Mauroy, au moins ne fait-il pas obstacle à sa candidature. Pierre Mauroy sera élu dans la nuit du 13 au 14 mai 1988.

Durant la campagne législative qui suit son accession à la tête du PS,  l’ouverture pratiquée sous l’étiquette majorité présidentielle crée des tensions avec le PC qui y voit la résurgence de la tentation d’une 3ème force.

Pierre Mauroy n’est pas enthousiasmé par cette ligne politique, mais le PS désigne une quinzaine de candidats d’ouverture. François Mitterrand souhaite explicitement une majorité limitée, ce qui désarçonnera sans doute les électeurs.

J’ai personnellement le souvenir précis de cet épisode raconté par Pierre MAUROY dans ses Mémoires sur la soirée du premier tour des élections législative : « Un redressement s’imposait au 2ème tour. C’est pourquoi dès le dimanche soir j’élaborai avec Bernard Roman, premier secrétaire de la Fédération du Nord, un texte en net décalage avec la majorité précédente : moins d’ouverture mais un rassemblement plus appuyé à gauche ». 

Finalement, après l’adoption par le comité directeur de cette réorientation, elle sera cautionnée in extremis par François Mitterrand, permettant de rééquilibrer un peu les résultats mais sans parvenir à une majorité absolue – (le deuxième gouvernement Rocard sera composé pour moitié de personnalités issues de la société civile, dans l’incompréhension des socialistes. Pour Pierre MAUROY, cela constituait un  « premier faux pas qui coûtera cher »).

Pierre Mauroy, partisan de toujours d’un socialisme de transformation, ressent un certain malaise devant le socialisme de gestion pratiqué par Michel Rocard.  Depuis l’automne 1988, il revoit François Mitterrand une fois par semaine.

Leurs relations sont stabilisées, en dépit du combat Fabius-Jospin qui se perpétue par personnes interposées.

Le Congrès de Rennes se profile dans ce contexte orageux.

Pierre Mauroy redoute un affrontement entre les amis du Président et ceux du Premier ministre, convaincu que la frontière est ténue entre une crise partisane et une crise institutionnelle.

Il est animé par le souci de l’unité du parti, presque obsessionnellement : dans ses mémoires, il parle d’ « idée fixe ». S’il a le sentiment de gagner François Mitterrand à sa cause, il voit  l’entourage du président soutenir la stratégie de revanche de Laurent Fabius, alors même que les relations avec Rocard s’apparentent à une forme de cohabitation.

Après le mois de décembre 1989, Pierre Mauroy l’a compris : l’enjeu du congrès est de renverser la majorité et de changer le premier secrétaire – ce sont ses propres mots.

Il est avéré que durant le congrès de Rennes, face à l’évolution dramatique des événements, François Mitterrand a fait transmettre à Laurent Fabius des consignes de modération.

Après ce terrible épisode intervient la crise au Koweit. Le PS ne se laisse pas facilement conduire sur le chemin de l’intervention militaire.

A ce moment politiquement difficile où risque de se manifester au sein du parti une tentation pacifiste, inspirée par un antiaméricanisme assez répandu et par le poids des amitiés arabes, François Mitterrand, qui évoque devant les Français la « logique de guerre », sait pouvoir s’appuyer sur Pierre Mauroy pour préserver le rassemblement des socialistes en cas d’intervention.

Il lui demandera d’ailleurs d’être l’orateur du parti et du groupe parlementaire devant l’Assemblée nationale. Ainsi, les socialistes se trouveront-ils finalement assez unis lorsque l’engagement de nos troupes s’avérera imminent, et les déchirements de Rennes dépassés grâce à la convergence idéologique qui une fois encore rapproche François Mitterrand et Pierre Mauroy.

Pierre Mauroy définissait lucidement sa relation avec François Mitterrand: « Je n’étais pas un mitterrandiste au sens où l’on entend ce terme. Mais j’ai été l’un de ceux sur qui il a toujours pu compter. Cependant cette amitié sans faille –peut-être justement parce qu’elle était sans faille- n’a pas empêché des désaccords, et même des ruptures ».

Le recul dont nous disposons aujourd’hui ne fait que confirmer la certitude que la relation entre ces deux personnalités politiques hors norme était exceptionnelle.

Leurs différences sautaient aux yeux : François Mitterrand a souvent été comparé à un héros romanesque : Pierre Mauroy lui reconnaissait d’ailleurs un pouvoir de séduction qu’il comparait à la fascination exercée par Le Grand Meaulnes.

Pierre Mauroy, s’il donnait une image moins mystérieuse, avait aussi ses rêves. Et ses combats furent menés pour des idées, avec à la fois un sens de l’histoire et une vision de l’avenir.

Sur ce plan-là,  les deux hommes ont partagé l’essentiel : une commune ambition pour le socialisme, un même sens de l’Etat, une identique volonté de moderniser leur pays, d’abord en le libérant des conservatismes dans lesquels il était engoncé avant 1981, puis en permettant à la gauche de gouverner dans la durée que l’Histoire ne lui avait pas accordée auparavant afin de poursuivre la transformation de la France.

Soyons fiers de pouvoir nous considérer comme leurs héritiers : nous leur devons tant !

Bernard Roman