Témoignage de François Bazin


Il est des hommes d’État bâtis d’une seule pièce dont l’œuvre se résume aisément. A l’heure du bilan, avec eux, on oublie les accidents de la vie et la sinuosité des parcours pour ne retenir, dans le meilleur des cas, que l’évidence de la trace avec, dans son sillage, la fulgurance d’un projet, d’un mandat ou parfois même d’un unique discours. Pierre Mauroy est d’une autre facture. C’est ce qui explique sans doute qu’il ait fallu autant patienter avant que sa haute figure s’installe dans le Panthéon de la gauche avec, aujourd’hui, la certitude qu’elle y est pour longtemps. Il y a chez lui quelque chose qui perdure post-mortem et qui, de son vivant déjà, avait brouillé sa réputation chez les observateurs trop pressés qui oublient que l’Histoire n’avance pas au même pas que l’actualité. Cet effet retard dans le regard des autres, Pierre Mauroy l’avait si souvent constaté qu’il en avait pris, sinon son parti, du moins son habitude. Il avançait à son rythme avec la certitude qu’en labourant profond, on pouvait être sûr, un jour ou l’autre, d’une belle récolte.

Là était le ressort de son optimisme tranquille. Pierre Mauroy croyait au progrès et l’étonnant, au fond, est qu’il ait été si souvent le seul à ne jamais désespérer dans une famille politique dont telle devrait être pourtant la tradition constante. C’est que pour lui, le combat politique n’était pas affaire de technique et encore moins de formules algébriques. Cela se préservait du cynisme sec des théologiens en mal de révélation. Sa foi se passait de catéchisme. Il n’avait pas besoin de prouver chaque matin sa fidélité à on-ne-sait quel dogme. Faire peuple, surtout quand on en sort, était à ses yeux un exercice aussi ridicule qu’inutile. Il laissait à d’autres que lui le soin de ces réassurances. Toutes ces évidences mises à bout lui servaient de boussole. Avec des hommes de cette trempe, le détail est toujours second en ce sens qu’il ne sert qu’à vérifier, au besoin, la bonne direction. Lui, en tous cas, s’en souciait d’autant moins qu’il n’avait guère de doute sur ce qui le poussait vers l’avant.

L’ambition qui portait Pierre Mauroy était tellement puissante qu’elle avait le caractère rare de ne pas être seulement personnelle. Il visait haut et large sans imaginer un seul instant que cette ascension, sur le chemin de l’émancipation, puisse être l’aventure d’un seul. Non pas qu’il ait eu la naïveté de croire à l’uniformité des talents. Il respectait celui des autres parce qu’il ne doutait pas du sien. Telle est d’ailleurs la clé de son long compagnonnage avec François Mitterrand. S’il aimait tant transmettre, c’est qu’il savait aussi que passer le témoin est la meilleure façon de parfaire une œuvre en faisant la démonstration de sa solidité. Pierre Mauroy avait l’art et le goût de la redistribution parce qu’il était socialiste et qu’il avait le sens de l’Histoire.

Sur ces bases-là, il ne considérait pas que le destin d’une vie puisse se résumer à celui d’une carrière. Dans sa génération, il a été d’ailleurs été un des rares à ne pas croire qu’il suffisait de monter pour réussir et que «le changement» – ce mot qui le résume – soit synonyme de rupture. Son espérance – sa gourmandise? – était de pouvoir ne jamais hiérarchiser dès lors le mouvement qu’il entendait nourrir ne se découpait pas en tranches. C’est ainsi qu’il fut tout – chef de gouvernement, chef de parti, maire, baron de sa région, président de l’Internationale … – sans que l’on sache vraiment lequel de ces trophées le contentait le plus ou plutôt, lequel d’entre eux, l’avait le plus ravi dans le long exercice des responsabilités de toute sorte et de toute nature.

Le contraste permanent entre cette diversité des combats menés les uns après les autres et la simplicité d’une conduite d’autant plus pragmatique qu’elle avait à ses yeux l’allure d’une évidence dit à lui seul l’originalité de Pierre Mauroy. On peut peindre cet homme en pointillés aussi bien qu’en à-plats. On peut le raconter à travers son œuvre aussi bien que par son tempérament. On peut le suivre sur la longue route de la gauche démocratique aussi bien les chemins détournés d’un réformisme au quotidien. Cette richesse rappelle une culture. C’est en cela que celle-ci demeure aussi vivace, là où tant d’autres ne sont plus que la butte témoin d’une époque révolue ou le tombeau d’une tradition morte.

François Bazin

François Bazin est journaliste et éditorialiste. Il a notamment travaillé à La Croix et au Point avant de rejoindre en 1989 Le Nouvel Observateur où il a été chef du service politique de 2006 à 2014. Auteur de plusieurs ouvrages, il a récemment publié chez Plon Les ombres d’un président, consacré à François Hollande